Chapitre I (3/3)

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LA GESTE DE SÉRÈGUE,
ou COMMENT LES PAYSANS SE RÉVOLTÈRENT FACE À L'OPPRESSEUR


Assise au fin fond d'une taverne bruyante mais chaleureuse, où un feu ronronne dans un coin, faisant rougir les murs, la jeune cartographe sirote une bière épaisse. Sa cape de voyage et sa lourde besace posée à ses côtés, elle attend. Ils sont en retard. Comme d'habitude. Les cartographes ne sont pas connus pour leur ponctualité. Enfin, le lieu est plutôt bien choisi ; une bonne bière et des plats chauds, un peu de musique et de bagarres d'ivrognes. Tout ce qu'il faut après un long voyage.

Enfin, la lourde porte d'entrée grince. De l'endroit où elle se trouve – un renfoncement qui lui permet d'observer l'ensemble de la vaste salle, deux silhouettes encapuchonnées se dessinent en contre-jour. La porte se referme, et les deux nouveaux arrivants sont happés par la pénombre ambiante. Bientôt, les voilà attablés en face d'elle. Ils enlèvent leurs capuches, et réclament deux bières au tenancier d'un signe espiègle de la main. Une fois les deux chopes posées lourdement sur la table craquelée et l'affaire réglée par quelques pièces de cuivre, l'un d'eux se penche en avant, sous sa capuche, un sourire étincelant se dessine :

-Désolé pour le retard, Maïeul voulait à tout prix écouter les discours sur la place centrale.

Avec un rictus, son compagnon lève les yeux au ciel. Cheveux bruns en bataille, cicatrice boursoufflée sous l'œil droit et cache œil en cuir, il arbore le collier de jade fétiche des escamoteurs sur sa cape rapiécée.

-Calist ne veut pas l'avouer, mais ça l'intéressait tout autant ! Surtout les jolies filles mandatées par les syndicats d'Obrison, pas vrai ?

Sous sa tignasse emmêlée, le dénommé Calist rougit, joue maladroitement avec les anneaux d'argent pendant à son oreille, mais finit par balayer la provocation d'un revers de main :

-Il raconte n'importe quoi, comme d'habitude.

Elle cache son sourire en prenant une courte gorgée de bière. Lorsqu'elle repose sa choppe, elle plaisante :

-Ce lieu... ça ne pouvait être que vous.

Les yeux de Calist brillent, il bombe le torse :

-Enfin, tu sais comme moi que la guilde des cartographes est nomade, nous avons pour lieux de rencontres les tavernes et les auberges, les places et les marchés, les feux de bois et les clairières. On a tous horreur des pièces exiguës et des portes closes. Enfin, tu devrais nous remercier : voilà le trio des trublions enfin réuni !

Maïeul lui donne un coup dans les côtes :

-Oui, ça va, épargne-nous tes éloges d'aménageur ! Comment s'est passé ton voyage, Liuva ?

-Conte-nous tes exploits, la Louve !

Voyant ses deux camarades soudain tout ouïe, penchés sur la table, elle ne peut cacher sa joie. Ils louchent sur la légère estafilade le long de son cou. Elle roule des yeux, amusée – au fond, c'est tout ce qui les intéresse. Arpenteurs, aménageurs, escamoteurs ; cela n'a pas d'importance, les cartographes sont tous les mêmes. Ils aiment les histoires. Ces deux-là, surtout, elle les connaît bien : ils ont été élevés ensemble.

Alors, elle raconte. Elle commence très brièvement par sa traversée comment de la moitié de l'Alliance à pied pour arriver sur les terres noires, au centre du pays, le territoire de sa mission. Puis elle s'attarde quelque temps sur les terres noires ; une région minière abondante, dont les ressources sont exploitées par une grande famille de propriétaires. Elle raconte comment ils ont exproprié les habitants des villages se trouvant sur les terrains aux veines minières les plus prometteuses, comment ils se sont emparés de ces terres avec violence, exploité la forêt et asséché une partie de la rivière, comment ils ont terrorisé les habitants pour conserver le secret de leur entreprise, les pots-de-vin aux figures importantes de la région pour que les cartes ne fassent pas mention des terres noires afin de pouvoir garder la mainmise sur leurs ressources...

Et puis elle entre dans le vif du sujet : sa mission. Simple. Les zones d'ombres de cette région étaient nombreuses sur la carte. Son but, donc : s'introduire illégalement sur le terrain, l'arpenter, l'étudier, le cartographier, et enfin, élucider le mystère – ce que les propriétaires craignaient plus que tout.

Elle leur relate ses longues nuits passées au coin d'un maigre feu, dans les clairières de la forêt immensément dense de la région et qui était le sujet de plusieurs légendes, elle raconte ses rencontres avec les habitants des environs, avec des chasseurs de champignons qui partagèrent un bout de leur fricassée de morilles, elle leur décrit la beauté des collines caillouteuses, des roches noires à fleur de terre, des petits éboulis de charbon sur les crètes, des bosquets bruissant dans le vent, de la vue sur la forêt depuis le plus haut sommet, de la rivière d'un bleu abyssal, teintée par les pierres de charbon, qui serpente à travers la terre, elle raconte comment elle s'est écorchée les paumes à maintes reprises en escaladant pour observer les sites d'exploitation minières, les chants lointains de la Fête des Paysans, sa bagarre avec les mercenaires auxquels les propriétaires semblent avoir recourt pour protéger leurs terrains (spécialement des cartographes), puis son retour, sa rencontre finale avec la guilde des médecins sur la Grand'Route qui montait à Sérègue pour l'Assemblée, qui avait accepté de la prendre, du rebouteux qui avait soigné ses mains...

A la fin de son récit, elle boit une nouvelle lampée, longuement – elle a beaucoup trop parlé ! Puis, elle soulève sa besace et la pose lourdement sur la table devant elle, pour en sortir plusieurs rouleaux de parchemin, raturés, pour certains déchirés, mais tous soigneusement enroulés.

-Enfin, trêve de bavardages. Voici les cartes. Tout y est.

En face d'elle Calist sourit et incline la tête. Sans plus de cérémonie, il entame le rite discret du passage. De la poche de son veston aux multiples poches, il sort le bloc de cire noire et le sceau du dragon à trois têtes. Puis, prenant chaque rouleau l'un après l'autre, il fait fondre une goutte de cire, et les scelle d'un geste sûr de l'emblème des cartographes. Les yeux baissés, dans un souffle cérémonial il conclut alors :

-Merci pour ton travail, Liuva. Il sera transmis aux archives de la guilde dès ce soir, et entraînera la modification des cartes du continent.

Il marque une pause, relève la tête. Et il reprend avec un sourire, la devise des cartographes :

-Ainsi, un bout de terre sera rendu au monde.

Tous les trois se regardent, contiennent difficilement leur joie. Maïeul hèle le tenancier, commande trois bonnes choppes de bière – et la meilleure s'il vous plaît ! Ils trinquent la réussite de la mission... et à leurs retrouvailles.   

Soleil noir, ou le voyage des cartographesWhere stories live. Discover now