Une partie de Cluedo

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Mme Ipoh se présenta au commissariat de Sâvres à 9h15. C'était elle qui s'était vu confier la tâche de trouver une nouvelle employée de maison pour le compte de M. Klein, Melle Brançon ayant démissionné. Parmi les 10 candidatures qu'elle avait reçu, c'était celle de Melle Fontanges qui avait retenu son attention.

Sa convocation avait été fixée pour 10h. L'angoisse était palpable. Elle ne tenait pas en place, se triturait les cheveux, son visage était parcouru de tics nerveux. Ses jambes se tordaient dans un angle bizarre, s'agitaient. Dans la salle d'attente vide, elle s'était placée près de la porte. Comme pour pouvoir échapper au danger. Une jeune policière vint la chercher.

Elle pénétra dans une pièce austère, aux murs qu'elle devinait blancs, sous leur teinte à présent jaune pâle. Le mobilier était réduit au strict minimum : deux chaises, une table. Une vitre sans tain, sur le mur droit, permettait d'observer sans être vu. Un homme l'attendait, les mains jointes, posées sur la table. Une caméra visiblement allumée était posée près de lui. Anh prit place. La vitre formait une sorte de cadre derrière l'homme. Elle était assise face à lui. Il alla droit au but :

- Que savez-vous de Leila Fontanges ?

- Pas grand-chose. Ce que j'ai lu sur son CV et son profil Personnes de Confiance.

- C'est-à-dire ? Précisez.

- C'est une jeune femme de 26 ans. Elle a fait ses études de droit privé à l'université Cardinal. Elle en est sortie diplômée d'un master en droit des affaires. Après ses études, Leila a été embauchée dans un prestigieux cabinet d'avocat périssien. Elle a fait du scoutisme, elle est devenue cheftaine – responsable et encadrante des jeunes – dans la compagnie de Blanchoy. Elle faisait également du babysitting. J'ai contacté ses anciens employeurs, vérifié ses expériences professionnelles et bénévoles. Je ne comprends pas. Elle était bien sous tous rapports.

Avait l'air d'être bien sous tous rapports, rectifia l'inspecteur Kensakan.

- Oui.

Mme Ipoh acquiesça. Ses poings, posés sur ses cuisses, se serrèrent. Leurs jointures blanchirent. Kensakan poursuivit l'interrogatoire :

- Avez-vous remarqué des choses particulières ?

- Je ne comprends pas.

- Des signes distinctifs ? Un tatouage, une cicatrice ?

- Non. En revanche, je me souviens de sa bague, elle portait un rubis rouge.

- Celle-ci ? Vous la reconnaissez ? Kensakan lui tendit une photo.

- Oui ! C'est la sienne. J'en suis certaine.

- Je n'ai plus d'autres questions à vous poser pour l'instant. Veuillez suivre ma collègue, elle vous attend.

- Bien.

Kensakan se leva, la raccompagna jusqu'à la porte. Ils avaient déjà toutes ces informations, grâce au département informatique. Leila Fontanges apparaissait bien dans le registre des diplômés de Cardinal. Ils cherchaient à tester l'honnêteté, le degré de coopérativité de Mme Ipoh.

Il marcha un peu pour chasser les fourmis dans ses jambes, avant de se réinstaller à nouveau sur sa chaise. Il était resté assis trop longtemps au goût de ses membres. L'homme étira ses bras, formant une sorte de V, tout en baillant un coup. Son instinct lui indiquait que cette Mme Ipoh allait leur être utile.

Anh Ipoh fut conduite dans une autre salle. Une dessinatrice l'y attendait. Elle était plus avenante que M. Kensakan. Elle s'adressa à elle avec un sourire franc, lui tendit la main :

- Bonjour Mme Ipoh, mettez-vous à l'aise, nous allons passer du temps ensemble.

- Vous êtes... ?

- Dessinatrice. Euh... Melle Lê. Je préfère qu'on m'appelle Béatrice.

Elle était étonnée que sa collègue ne lui ait rien expliqué. Devant elle se trouvait un PC, ainsi qu'une feuille vierge au format A3, en format portrait et une boite remplie de feutres et crayons soigneusement rangés par couleurs et nuances. Elle l'informa :

- Vous êtes ici pour qu'on puisse établir le portrait-robot de Melle Fontanges.

Il était complexe de décrire avec des mots précis les traits d'une personne. Béatrice fit défiler sur un visage aux formes variées (ovale, carré, rond) des combinaisons d'yeux, de nez, de sourcils, de bouches, de mentons différents sur son PC pour obtenir une esquisse globale de la figure de Leila. Béatrice imprima le résultat obtenu. Elles affinèrent les détails sur papier. Il fallait corriger certains traits à la main.

Après 3h de travail entrecoupées de pauses amplement méritées, elles obtinrent le résultat attendu. Leila Fontanges possédait un front haut et légèrement bombé, des sourcils épais et dessinés à la Kardachaud, un nez droit et fin, des yeux brillants en amande, d'un marron chocolat noisette, des lèvres charnues et bien dessinées, un menton rond. Son visage formait un ovale parfait. Il était encadré par des oreilles longues, proportionnelles à son visage. Elle avait la peau mate et lisse, les cheveux noirs de jais, naturellement lisses et épais. Cette femme n'avait pas besoin d'artifices. Elle était belle.

Leur collaboration avait été fructueuse. Béatrice avait salué Anh d'un ton chaleureux, avant de la raccompagner. Elle scanna le portrait et l'enregistra dans un fichier, avant de se rendre dans le bureau de Kensakan. L'inspecteur contempla le portrait. Il avait déjà vu ce visage quelque part. Mais où ? Il jeta un regard pensif sur la photo de la bague, sous ses yeux.

Ce portrait aurait une importance déterminante dans la suite de l'enquête. Mme Ipoh se perdit dans le dédale des couloirs du bâtiment. Elle demanda de l'aide à un stagiaire pour trouver la sortie. Anh emprunta un couloir sur sa droite, bifurqua à gauche, puis deux fois à droite, avant de descendre deux étages. Elle n'aurait jamais trouvé seule. Il n'y avait pas de plan affiché dans ce fichu lieu.

Elle sortit du commissariat lessivée. Elle avait l'impression d'être dans une partie de Cluedo, ce jeu qui consistait à trouver le coupable de l'assassin du Docteur Lenoir parmi Melle Rose, le colonel Moutarde, Mme Leblanc, le révérend Olive, le docteure Orchidée, Mme Pervenche, et le Pr Violet. Ainsi que la pièce où avait eu lieu le crime, et l'arme utilisée. Le jeu était simple. Après tout, il n'y avait qu'un coupable, une arme, une pièce. Chaque suspect avait un alibi. Le coupable, un motif. Sauf que, dans la vraie vie, il y avait un commanditaire, un coupable, plusieurs armes et plusieurs motifs. Mais ça, Mme Ipoh ne le savait pas.

L'interrogatoire du jardinier, des voisins, des proches et amis ne les avança pas plus.

Il n'y avait pas de caméras aux alentours qui auraient pu fournir des indications sur les déplacements des morts ou des suspects. Ils ne firent que confirmer le portrait-robot qui avait été établi.

En revanche, la police avança dans son enquête grâce aux indices relevés sur les lieux du crime : la bague, les traces de roulettes et de pas dans la boue de l'allée. Et ceux provenant de sources externes : les relevés des appels téléphoniques des défunts fournies par leurs opérateurs, une copie de leurs messages et mails, leurs relevés bancaires, leurs déplacements Uber.

Une grande interrogation subsistait. Qu'était-il advenu d'Antoine Klein ? Il était vivant, son corps n'avait pas été retrouvé. C'était tout ce que l'on savait.

La lumière dans l'ombreWhere stories live. Discover now