Leila

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La mère de Leila pouvait être qualifiée de femme courageuse. Elle avait endossé le rôle de la mère et du père au départ de son conjoint, élevant sa fille seule. Toutes les deux s'étaient installées en banlieue périssienne après le divorce. Elles avaient emménagé dans la ville de Picqueron, à 10 min à pied de l'école primaire de Leila. L'appartement trois-pièces n'était ni trop grand, ni trop petit, d'une taille convenable, à la mesure de ce que son salaire d'infirmière avec 20 ans d'expérience pouvait leur permettre.

Christiane mettait en théorie 1h pour se rendre au boulot. Avec l'attente, les retards et autres joyeux aléas des transports périssiens, elle bouclait plutôt le trajet en 1h30. Dire qu'à vol d'oiseau, l'hôpital de la Pitié-Calgrès se trouvait à seulement 17 km.

De nature empathique et ayant le sens du service et du soin, elle s'était naturellement tournée vers le secteur de la santé. Il lui apportait le sentiment d'être utile, malgré le sentiment récurrent d'impuissance face à certaines situations.

Tout au long de sa carrière, son chemin a croisé celui de différents patients. Elle avait travaillé un temps dans le public, avant de basculer dans le privé, puis de refaire machine arrière. Ces retournements successifs avaient été motivés par la volonté d'observer les différentes manières d'exercer son métier, et de choisir ce qui lui convenait le mieux.

Le libéral l'avait marqué. Elle se souvenait.

Il y a les patients qui râlaient et ceux qui restaient extraordinaires de dignité, les toxiques et les rayons de soleil. Le petit papi qui ajoutait toujours une madeleine à son café, celle qui attendait sa seule visite de la journée debout derrière la porte. La vieille dame isolée dont elle achèvait la toilette avec une friction d'eau de Cologne dans le dos. Le couple démuni face à la maladie, qui cueillait chaque matin quelques fleurs sauvages. Le chien gentil qui guettait la voiture, les enfants qu'il fallait rassurer. Celui qui se figurait que le soin était gratuit sous prétexte qu'il était pris en charge par la sécu, celle qui l'engueulait parce qu'elle était un peu en retard, ou un peu en avance. Ceux qui demandaient toujours plus, apporter le pain ou le journal, faire un course ou vaccin sans ordonnance...

Pour autant, elle n'arrivait pas à s'habituer au deuil. Elle entrait dans la vie des gens, qui lui apportaient autant qu'elle leur apportait.

Elle avait la trouille lorsqu'un nouveau patient arrivait. Allait-elle devoir faire face à un dingue ou une personne un peu trop alcoolisée ?

Lors des soins, elle pouvait parler violences sexuelles comme elle pouvait parler poitrine et dentelles. Elle pouvait parler alcoolisme d'un père comme elle pouvait parler enfants en regardant les photos des leurs. Elle pouvait parler coiffure, musique, chat, espoir ou désespoir, mutuelle et prévoyance, compote pour bébé, IVG ou 90 B. Ce job lui en mettait plein la face, mais il lui faisait rencontrer des gens extraordinaires. En creusant dans leur vie, on trouvait plein de pépites. Et puis un 'merci', parfois avec des yeux emplis d'étoiles, cela tenait en cinq petites lettres, mais c'est ce qui la faisait repartir pour un tour et l'empêchait de quitter son travail les jours où elle était emplie de doutes.

Le retour vers l'hôpital s'était opéré lorsqu'elle s'était rendu compte que son travail prenait trop le pas sur sa vie privée. La perspective d'une retraite assurée avait achevé de la convaincre.

Les conditions de travail étaient difficiles. Christiane s'y attendait, mais pas à ce point. Elles s'étaient dégradées depuis sa dernière expérience. L'hôpital public manquait d'effectifs et de moyens. Cela se répercutait directement sur la charge qui pesait sur le personnel. A l'époque où elle était en libéral, elle avait vu des soignants descendre se battre pour leurs droits dans les rues, elle se faisait la réflexion qu'ils exagéraient. Petites natures, arrêtez de vous plaindre et retournez là où on a besoin de vous. Elle l'avait bien vécu, elle, ce n'était pas si terrible. Si vos conditions étaient si désastreuses que cela, alors comment avez-vous trouvé le temps de vous transformer en manifestants ? Si cela vous gêne tant, reconvertissez-vous. Plutôt que d'essayer d'imposer vos conditions.

La lumière dans l'ombreWhere stories live. Discover now