Action-réaction

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La personne qui a écrit ces mots avait-elle conscience que, pour certaines personnes, l'école était synonyme de liberté ? Elle permettait d'être sélectionné sur des critères objectifs : ses notes. Elle avait permis à plus d'un de grimper l'échelle sociale. Leila, par exemple.

A tous les coups, Pantale Globetrotter était un privilégié qui crachait dans la soupe et sciait gaiement la branche sur laquelle il était assis. Qui avait la gueule bien comme il faut, les codes, le temps, l'argent et le réseau nécessaires à la création d' « oeuvres » pareilles.

Étonnamment, Leila pensait le contraire. Elle était ravie que des gens bien nés, conscient de leurs privilèges, les utilisent à bon escient. Rares étaient ceux qui étaient capables de tout envoyer valdinguer pour défendre une cause. La plupart se vautraient dans le confort, fermaient les yeux ; ils ne voulaient pas faire d'efforts. C'était trop fatiguant. D'autres raisons motivaient leur inaction : égoïsme, sentiment d'impuissance face à l'ampleur de la tâche, peur du changement. Certains nageaient dans le bonheur. Ils ne voyaient pas.

Leila était absorbée dans sa contemplation du calligramme lorsqu'elle se fit bousculer par un jeune homme agrippé à celle qui semblait être sa copine.

Elle flaira les accros à Stargram. Vêtus de manière criarde et tape-à-l'oeil, lui en jaune moutarde, elle en violet fluo, ils étaient la définition vivante de l'expression « m'as-tu vu ». Ils détonnaient au milieu des autres visiteurs, habillés de façon classique et portant des vêtements de couleur sobre.

Ils se postèrent, sans aucune gêne, devant le triptyque. Le surveillant de la salle s'approchait pas à pas, prêt à lancer un prière-de-s'éloigner-de-l'oeuvre-svp-elle-est-fragile. Il décida de les laisser tranquilles, en voyant qu'ils s'éloignaient du tableau. La jeune femme dégaina son smartphone pour prendre des selfies. Elle cherchait à avoir la meilleure visibilité d'eux et du tableau sur son téléphone. Le meilleur angle possible pour mettre en valeur son visage.

Ils prirent plusieurs poses : la fameuse moue des Kardachaud avec en prime un bras levé, paume tournée vers le ciel, d'un air faussement désinvolte ; un sourire forcé après avoir crié « HAILEEEEY » de leurs voix stridentes, avec un doigt pointant l'oeuvre ; ils postèrent le tout sur Stargram et manifestèrent bruyamment leur ravissement devant l'affluence de likes. Ils s'éloignèrent aussi vite qu'ils étaient arrivés, semant le trouble dans la salle suivante.

Leila était restée interdite, devant ce condensé de superficialité, de vacuité et de manque de savoir-vivre. C'était la société du spectacle.

Le pari semblait réussi côté Arsay, les chiffres de la fréquentation étaient prometteurs. Le public – les vieux soi-disant cons et fermés d'esprit – réagissait au travail de Pantale Globetrotter. Dans leurs cercles, ils discutaient de son œuvre et de son avenir dans le monde de l'art, faisant de cet artiste un artiste en vogue.

Côté Pompifort, c'était le calme plat. L'exposition temporaire, une retrospective sur le travail de Sauzanne, n'avait rien changé.

Le public – les jeunes soi-disant curieux et ouverts d'esprit – n'avait pas compris pourquoi leur musée favori, à la pointe des dernières découvertes artistiques, avait sorti les œuvres de ce croûton de son placard à balai – pardon, du musée d'Arsay.

...

Elles délaissèrent l'exposition pour aller admirer leurs œuvres favorites. Leila adorait en faire des commentaires détaillés. Dans une autre vie, elle aurait été guide de musée, si le métier n'avait pas impliqué de rester en station debout.

Parmi elles figuraient le Déjeuner sur la pelouse de Meunet ; une statue : L'ère d'Airain de Redin, la Nature morte de Sauzanne, et Les Raboteurs de Caillechausse.

Vers 18h, un rappel se mit en route sur le téléphone d'Irina. Elle partirent pour le hammam. Elles avaient hésité avant de l'ajouter à leur programme chargé. Elle s'étaient octroyé le droit d'aviser en fonction de leur humeur et de la température. Il ne faisait pas si chaud que cela pour un mois de juin, alors elles s'y rendirent.

Tout en se faisant chouchouter côte à côte, elles se mirent à chantonner Rive Gauche d'Alain Sachant :

Les chansons de Prévert
Me reviennent
De tous les souffleurs de Ver-
-Laine
Du vieux Ferré les cris
La tempête
Boris Vian ça s'écrit
À la trompette

Rive Gauche à Périsse
Adieu mon pays
De musique et de poésie
Les marchands malappris
Qui ailleurs ont déjà tout pris
Viennent vendre leurs habits en librairie
En librairie

Si tendre soit la nuit
Elle passe
Oh ma Zelda c'est fini
Montparnasse
Miles Davis qui sonne
Sa Gréco
Tous les Morrison
Leur Nico

Rive Gauche à Périsse
Oh mon île, oh mon pays
De musique et de poésie
D'art et de liberté éprise
Elle s'est fait prendre, elle est prise
Elle va mourir quoi qu'on en dise
Et ma chanson la mélancolise

La vie c'est du théâtre
Et des souvenirs
Mais nous sommes opiniâtres
À ne pas mourir
À traîner sur les berges
Venez voir
On dirait Jane et Serge
Sur le pont des Arts

Rive Gauche à Périsse
Adieu mon pays
Adieu le jazz adieu la nuit
Un État dans l'état d'esprit
Traité par le mépris
Comme le Québec par les États-Unis
Comme nous aussi
Ah! Le mépris
Ah! Le mépris

Détendues par leur séance, elles se dirigèrent sereinement vers Monthermine. Elle s'assirent sur les marches, en attendant le coucher du soleil. Elles discutèrent de tout et de rien, firent un update de leurs vies respectives. Cela faisait un moment qu'elles n'avaient pas partagé une journée aussi longue ensemble. A 22h, le soleil se coucha se Périsse. A la fin du spectacle, elle se rendirent chez Irina en Uber, trop fatiguées par la marche pour prendre le métro.

La lumière dans l'ombreWhere stories live. Discover now