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Il paraît que l'école est importante, car elle permet de se construire une identité sociale, d'apprendre à interagir avec les autres en fréquentant des personnes du même âge, bref de se préparer à une vie en société.

Autant dire que pour moi, ça a complètement foiré.

L'école m'a fait avoir peur des autres, m'a appris à me méfier des gens beaux et populaires, à redouter les personnes qui masquent leurs difficultés et leurs souffrances en les cachant derrière la violence. Le collège m'a aussi enseigné à faire attention à tous les autoproclamés « cools », qu'ils soient sportifs ou geeks, qu'ils aiment les jeux de rôles ou les courses de voiture, regarder des séries ou poster des photos sur Instagram. Les années qui ont suivi, mes amies et amis n'étaient que des bizarres, des solitaires, des inadaptés sociaux. Mais ce que les populaires ne savent pas, c'est qu'on se marre beaucoup plus entre inadaptés sociaux.

C'est Kelly qui m'a appris à m'ouvrir aux autres. Car lentement, jour après jour, elle a gratté les fondations des murs qui m'entouraient, jusqu'à les faire tomber. Ça n'a pas été facile. En fait, ça a bien failli me casser. Ou plutôt, ça m'a cassé. Mais ce qu'elle a reconstruit avec les morceaux était bien plus vivant que ce qu'il y avait au départ.

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- Bonjour madame, comment allez-vous ? Avec plaisir, ça a l'air très bon !

Ça, c'était Kelly, s'adressant aux dames de la cantine, les cheveux cachés sous leurs charlottes blanches. Elles se souhaitèrent un bon après-midi.

- Bon courage et bonne journée monsieur !

Là, c'était à l'agent qui nettoyait nos plateaux.

Je réalisai que je n'avais jamais dit autre chose que marmonner « bonjour » et « merci » aux personnes à la cantine et aux agents. Comme s'ils n'étaient pas des vraies personnes. Je ne connaissais même pas leur nom.

J'essayai de suivre l'exemple de Kelly, mais je ne parvins pas à dire beaucoup plus que « bonjour madame ». Je n'avais pas l'habitude de parler aux gens. C'était comme s'il y avait une résistance interne, beaucoup trop de checkpoints dans mon cerveau pour que les mots aient l'autorisation de sortir de ma bouche, et lorsque la phrase était enfin prête et validée, il était trop tard, les gens étaient passés à autre chose.

Les filles de ma classe étaient déjà dans la cantine ; la Bande était installée autour d'une de ces grandes tables rondes squattées en permanence par les groupes les plus populaires, ceux qui trouvent amusant de démarrer une bataille de bouts de pain par exemple.

Le souvenir de l'agression dans les vestiaires était encore trop vivace dans mon esprit, je les contournai le plus largement possible en faisant attention à leurs moindres faits et gestes - et c'est ce qui m'empêcha de voir la jambe tendue par une fille de troisième, de l'autre côté. Je trébuchai, poussai un cri, mais victoire, j'avais réussi à garder mon plateau dans les mains ! Maigre exploit : mon verre s'était renversé dans mon assiette, noyant son contenu.

Dans mon dos, la fille de troisième claqua la main de Romane, qui riait aux éclats. J'avais faim, j'étais fatiguée, et la vue de mon repas immangeable me fis monter les larmes aux yeux. J'avais envie de m'asseoir sous une table, de plaquer les mains contre mes oreilles et de fermer les yeux.

J'entendis un splash et rouvris les yeux.

- Tu te crois drôle et intelligente, peut-être ?

La fille de troisième avait de l'eau plein son pull blanc. Kelly, son verre vide à la main, s'avança vers elle.

Garçon, Fille ou Gwenحيث تعيش القصص. اكتشف الآن