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(la fin du chapitre précédent a été modifiée)


Le quartier

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Le collège était à environ vingt minutes à pieds de chez moi. Je me rappelle encore par cœur du chemin que je prenais pour rentrer. D'abord la ruelle, étroite et sombre lors des après-midis d'hiver, mais qui fournissait d'agréables courants d'air et une ombre bien appréciée lors des chaudes journées de juin. Puis les longs escaliers qui grimpaient, fichés entre deux jardins débordants d'arbres et de mauvaises herbes que j'avais parfois visités en passant par dessus la grille, pour fuir des poursuivants ou simplement pour aller caresser un chat. J'avais toujours manqué d'endurance, et la vue de cette interminable montée m'avait plus d'une fois fait complètement perdre mes moyens, surtout lorsque j'avais passé la journée entière à essayer de donner le change. Une fois en haut, la petite rue en descente que j'avais dévalée en vélo ou en trottinette plus d'une fois (même en skate, lorsque j'étais en seconde, et en luge, un soir de Noël). On arrivait ensuite devant le City Stade, lieu que j'évitais comme la peste, n'hésitant pas à me baisser pour ne pas être visible par-dessus le muret. Il y avait aussi un petit parc en bas de la rue, mais je n'y allais jamais : c'était les troisièmes, ceux qui fumaient en cachette de leurs parents, qui se l'étaient approprié. Et enfin l'impasse où se trouvait ma maison.

À l'époque, on était plusieurs à prendre ce chemin. Au moins quatre garçons, peut-être cinq. Je crois me rappeler qu'on en attendait toujours un qui était dans une autre classe. Deux d'entre eux habitaient dans la même rue que moi, donc on faisait ensemble la totalité du trajet.

Ils n'étaient pas mes amis. Je rentrais avec eux parce qu'ils toléraient ma présence, c'était très clair entre nous. Je ne participais pas aux conversations sauf si on parlait des devoirs et ils ne me faisaient pas un « check » quand on se séparait pour rentrer chacun chez nous. Ils ne m'invitaient pas à jouer à un jeu chez eux, ils ne m'attendaient pas non plus le matin, et je faisais régulièrement le trajet aller en solitaire.

J'aurais pourtant bien aimé faire partie de leur groupe. Je parie qu'aujourd'hui, ce sont tous des geeks qui ont fait des facs de médecine ou des écoles d'ingé. Je les trouvais sympas, ils n'habitaient pas loin de chez moi, on aurait pu se retrouver le mercredi après-midi pour faire des jeux de plateau ou jouer à la console, voire juste traîner ensemble dans la rue. Mais ils n'auraient jamais accepté. Ils n'auraient pas pu assumer au collège ma présence dans leur bande. Ils auraient été catalogués losers, ils auraient perdu toutes leurs chances avec les filles, ils seraient devenus les cibles des bourrins et des footeux - ceux qui trouvent drôle de taper sur les petits à lunettes. J'étais définitivement persona non grata.

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Il n'y avait que Tayyip qui s'en fichait de traîner avec moi. On ne pouvait pas dire qu'on était les meilleurs amis du monde : j'étais avec lui pour éviter la solitude, et avec le recul, je me dis que ça devait être réciproque. Sitôt en récré, il filait avec ses amis des autres classes. On s'entendait bien, on ne s'engueulait jamais et on bossait efficacement ensemble, mais on ne s'est jamais invités dans nos maisons, on ne s'est jamais vus pendant les vacances, on ne se racontait pas nos sentiments. On était des camarades de classe, au sens premier du terme. On s'appelait quand on avait des questions sur les devoirs, on se retrouvait à la bibliothèque quand on avait un exposé à préparer.

Lui non plus n'était pas un élève populaire, cool et sportif. Mais il avait quelque chose que je n'avais pas : un grand frère qui avait été la star de l'équipe de foot et qui le déposait en scooter tous les matins, n'hésitant pas à menacer quiconque toucherait un cheveu de son intello de petit frangin. Personne au collège n'aurait osé cogner le frangin du grand Aslan.

Moi, tout ce que j'avais, c'était une grande soeur idiote qui n'aurait jamais pris ma défense contre qui que ce soit, et une petite sœur qui préférait ma grande sœur à ma présence. J'aurais donné n'importe quoi pour les échanger contre un grand frère. Ou contre un scooter.

Après le cours d'anglais qui était notre dernier cours de la journée, Tayyip était partie en courant pour rejoindre un de ses copains - une histoire de carte Pokémon rare. J'aurais bien aimé pouvoir jouer avec eux, mais Maman n'avait jamais voulu m'acheter ce genre de jeux. Selon elle, c'était une arnaque pour pousser les enfants de mon âge à acheter de plus en plus de cartes, et elle ne tomberait pas dans le panneau. En attendant, il partait jouer sans moi, c'était surtout ça l'arnaque.

Ce jour-là, la mère de Bastien était là avec sa voiture, garée de l'autre côté du boulevard. On avait traversé tous ensemble au feu vert, Bastien, Victor, Lucas, Evan et moi, et je me trouvais juste derrière eux quand sa mère ouvrit la portière et les fit rentrer l'un après l'autre dans la 207 grise.

Parfois, quand ils n'étaient que trois, la mère de Bastien me proposait de me ramener, m'épargnant la montée des escaliers et les vingt minutes de marche, m'épargnant surtout le risque de tomber sur un abruti. Aucun garçon ne disait quoi que ce soit dans la voiture, et j'avais l'espace d'un trajet de deux kilomètres l'impression de faire partie d'une bande. Mais je savais aussi que ce n'était qu'un leurre, qu'ils ne m'invitaient pas pour autant jouer avec eux dans la cour, même si Lucas avait été mon ami, ou quelque chose d'approchant, quand on était en primaire et qu'on était tous les deux dans le club photo. Une fois en sixième, je lui avais demandé pourquoi il ne me parlait plus alors qu'on était dans la même classe. « T'es trop bizarre », m'avait-il répondu.

Ces mots m'avaient hanté longtemps.

Tandis que je regardais la voiture s'engager dans la circulation avec l'habituel mélange d'amertume et de regret, j'entendis les voix de Zorah et Célia, puis celle de Hugo et d'autres garçons qui les rattrapèrent en courant et en poussant des cris et des éclats de rire. Je me dépêchai d'avancer et m'engageait dans la ruelle qui conduisait à l'escalier. Eux continuaient tout droit sur le boulevard, sauf s'il leur prenait l'envie de me poursuivre, mais depuis quelques temps j'avais l'impression que Hugo se plaisait davantage à impressionner les filles qu'à me pourchasser. Si c'était sa façon à lui de grandir, je ne pouvais que m'en réjouir.

J'avais gravi quelques marches lorsque j'entendis une voix rieuse. Je me retournai et vis la nouvelle qui allait dans la même direction que Celia et Hugo.

J'avais envie de retourner sur le boulevard et de courir pour me retrouver à sa hauteur, ou en tout cas plus près d'elle pour qu'elle me remarque et qu'on rentre ensemble - juste pour le plaisir de rentrer avec quelqu'un, d'être comme les autres. Mais si elle se retournait et me voyait en train de courir vers elle, elle paniquerait. Je sais que moi à sa place, je paniquerais. Alors je la laissai rejoindre ces élèves que je détestais tant.

Quelle est cette force qui nous pousse perpétuellement vers les autres membres de notre espèce ? Pour quelle raison crevais-je à ce point d'envie en voyant les autres enfants jouer entre eux, avoir leurs propres jeux, leurs propres blagues, leurs propres codes ? Même lorsque le groupe m'affichait ouvertement son rejet sans chercher un seul instant à ménager mes sentiments, une envie inexorable d'en faire partie me tiraillait sans cesse. Ce n'était pourtant pas leur amitié que je cherchais. Pour rien au monde je n'aurais eu envie de Zorah ou Romane pour amie. C'était le concept même d'amitié qui m'attirait.

Dans mes rêveries, le soir avant de m'endormir, ou à la cantine lorsque j'avalais dans mon coin le contenu insipide de mon plateau, j'imaginais une amitié sans faille, un lien fort, fier et fidèle. Et quand venait la récré et que j'observais l'agitation dans la cour depuis mon recoin solitaire, je constatais qu'une telle amitié n'existait pas. 


***


Je suis toujours à la recherche de retours / feedback pour m'aider à avancer. Ces passages "poser le décor" me posent toujours souci : est-ce intéressant ? est-ce bien écrit ? est-ce que ça donne envie de poursuivre la lecture ? est-ce que c'est réaliste / cliché / exagéré ? est-ce que ça génère des émotions ? 

Les personnes qui me lisent pour qui le collège n'est pas un temps si lointain (les stats me montrent que vous êtes pas mal dans ce cas) : qu'en pensez-vous ?

Merci d'avance, 

Ankou

Garçon, Fille ou GwenWhere stories live. Discover now