1 (b). Frédérique

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J'ai marché pendant à peu près deux heures sur ce chemin de randonnée qui apparemment n'avait pas été emprunté depuis longtemps : des herbes et des ronces avaient poussé ça et là et les arbres avaient étendu leurs branches en travers, rétrécissant encore plus le passage. Il m'aurait fallut un coupe-coupe. Si je n'avais pas été si fatiguée, je lui aurais trouvé un petit côté bucolique à ce sentier bordé de grandes fleurs violettes.

Quand je me suis enfin posée, ou plutôt quand je me suis affalée, croulant sous le poids de mon sac, les yeux me brûlaient et je m'efforçais de les retenir pour qu'ils ne sortent pas de leurs orbites. J'ai dû battre le record du monde du nombre de clignements de cils à la minute ce soir-là. J'avais la tête complètement embuée, comme quand j'ai une grosse sinusite, mais sans les douleurs. Mes oreilles bourdonnaient, ma figure était toute chaude et pourtant je commençais à avoir un peu froid sur les épaules et les bras. Mes jambes, devenues soudain trop lourdes, flageolaient pendant que le tour de mes genoux irradiait. C'en était difficile de rester dans la même position plus de trois secondes. Je lançais des coups de pieds dans le vide et je me massais le genou pour atténuer cette sensation insupportable. D'ailleurs, j'avais de plus en plus de mal à rester éveillée et à garder les yeux ouverts. Parfois des éclairs me traversaient le corps ou m'obligeaient à fermer les yeux. Je devais ressembler à un zombi atteint de la grippe espagnole. J'étais allée au-delà de l'épuisement, poussant toujours plus loin sur ce sentier pour trouver une rivière pour le bivouac. En guise de point d'eau, je n'avais trouvé qu'une mare avec un peu d'eau claire par endroits. Pas idéal pour boire et cuisiner, mais il fallait que je me repose, que je dorme. Les pastilles d'hydroclonazone auraient dû faire l'affaire pour tuer les bactéries. Le seul hic, c'est qu'il fallait attendre une heure pour qu'elles fassent effet. Et j'en étais bien incapable.

Il devait être huit heures quand j'ai monté ma tente, pour m'endormir plus tôt qu'une poule après avoir avalé un bol de soupe instantanée qui n'avait pas suffisamment bouilli pour purifier l'eau et en plus qui manquait cruellement de goût. En temps normal, je l'aurais améliorée en y faisant revenir l'ail et l'oignon et en y faisant fondre la mozzarella qui ressemblait d'ailleurs plus à du gruyère, mais il va sans dire que j'étais trop épuisée pour une telle cuisine. Déjà que j'avais mis quelques minutes de trop pour mon corps exaspéré pour monter la tente (les tentes 2 secondes à jeter n'existaient pas en ce temps là !). J'ai enlevé mes chaussures et mon short, je me suis étalée sur le matelas et d'un coup, malgré la soif intense qui me tiraillait et la chaleur étouffante dans la tente, j'ai sombré instantanément dans les bras de Morphée que je n'ai d'ailleurs même pas reconnu tellement mon sommeil était profond !

Je dormais enfin.

Au moins pour cette nuit-là, j'ai évité l'attaque des moustiques au soleil couchant, qui a gâché tant de belles soirées étoilées.

Le lendemain, je me suis réveillée à l'aube (les bons côtés du décalage horaire). Il faisait beau, il y avait une petite brise qui rendait la température supportable et la forêt se réveillait aussi de sa nuit. Je me suis fait un petit déjeuner tranquille égayée par le chant des oiseaux et le bourdonnement des insectes qui commençaient leur journée. Je me serais presque crue dans un Walt Disney.

Je savais que la journée serait longue et que derrière celle-ci il y en aurait sûrement une autre. Il y avait un peu plus d'une quarantaine de kilomètres à parcourir et peu de dénivelés. La distance ne me dérangeait pas. J'avais choisi de prendre mon temps, de ne pas me presser pour rejoindre la cabane, de profiter de chaque moment, chaque bruit d'insecte, chaque paysage. Qui sait, avec un peu de chance j'apercevrai un orignal ? Un peu de solitude pour découvrir cet endroit, un peu de solitude aussi pour me poser et faire le point sur ma vie. Un bilan avant. Parce que j'espérais bien que cette expérience serait un tournant, qu'il y aurait un avant le Canada et un après. Comme un marqueur de ma vie. Que quand je serai bien vieille, au soir, à la chandelle, me souvenant de toutes ces roses de la vie que j'aurais cueillies, je pourrais dire, c'était cet été-là.

Et pendant ce temps-là, à Tapachula (mon été dans les bois)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant