XVIII

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Rama faisait face à la vision la plus étrange de sa vie. Bien plus étrange que l'En-Haut, bien plus étrange que la grande salle du château. Au centre d'une plate plaine immaculée aux rebords lointains, se tenait une flaque. Mais pas une flaque comme celle du roi. Une immense flaque.

Ignorant la douleur, Rama se traina en avant.

La flaque était sans fin. Arrondie, elle se fondait dans une ligne scintillante à l'horizon, bordée d'un blanc si lisse, qu'on aurait dit un sol du château. Le ciel s'y reflétait, immobile, dans un miroir imperturbable, deuxième immensité face à la première.

Un silence parfait avalait jusqu'au vent du vide derrière eux.

A force d'observer le reflet du ciel dans l'eau, Rama finit par avoir le tournis. Mais il se força à lever la tête. Le Grand se dressait à ses côtés, de longues ailes grisâtres et éplumées derrière lui. Peut-être faisait-il deux fois sa taille. A quatre pattes, Rama se sentit poussière aux pieds d'un géant.

Un œil sombre se posa sur lui.

— Allons voir.

Quelques pas maladroits lancèrent le Grand vers l'eau. Le soleil enveloppa sa silhouette, et il ne fut bientôt plus qu'une tâche sur un parterre lumineux. Rama l'observa s'éloigner vers la flaque, mais il n'y tint plus, et se retourna. A quelques battements en arrière, un large et long rebord vaporeux s'ouvrait sur une hauteur vertigineuse, faite de vent et de lointains nuages. Dans la lumière, on discernait l'ombre de six paires d'ailes en vol, qui s'éloignaient. Le royaume au loin n'était plus qu'un petit monticule sombre.

— Chauvette, murmura-t-il.

— Gamin ! Viens avec moi !

Rama tremblait. Mais recevoir un ordre eut le curieux effet de le faire agir. Figé sur les ombres des remparts de l'En-Bas, des larmes inutiles dans les yeux, ses mains endolories luttèrent pour le lever du sol. Ses ailes le déséquilibraient, il se mordit les lèvres, tangua à petits pas vers la longue silhouette sombre, qui l'attendait.

La marche sembla interminable. Un gouffre eut tout le loisir de grandir dans le cœur de Rama. La flaque, au loin, grandissait à mesure qu'il s'approchait. Accablé par le froid, les pointes brûlantes, les sentiments, il douta qu'ils l'atteignent. Mais le Grand lui donna tort. Sa longue silhouette se mit soudain à courir, trébucha à coups de jurons, pour finir par plonger ses chausses dépareillées dans l'eau.

La flaque n'en sembla pas perturbée le moins du monde.

— Alors, c'est ça ? cracha le Grand avec un coup de pied dans l'onde cristalline. La Terre-Ciel ? C'est pas si effrayant.

— Où est-ce qu'on est ? marmonna Rama en retrait.

Ses ailes au sol le lançaient atrocement. Le Grand ne semblait pas non plus à son aise, Rama voyait ses grimaces régulières, les spasmes qui couraient dans son dos. Tête tournée vers le rebord, puis vers le centre de la flaque, le voleur attendit, avant de souffler d'une voix éraillée :

— Des fous parlent de cette île. Elle cacherait une force bizarre.

Rama rentra le menton dans sa chemise.

— Continuons d'explorer, décida le Grand, en frappant l'eau de nouveau. Reste avec moi.

— Si on trouve cette force dont parlent tes fous, on aura peut-être une chance de rentrer. Mais pour y arriver, ajouta-t-il en vitesse, nous serons pas trop de deux.

Le Grand se figea. Rama, yeux levés au-dessus de son col, soutint le haut regard noir. Qu'est-ce qu'il s'imaginait ? Sur cette île déserte, sans plantations, sans nourriture, il n'avait pourtant pas été difficile de deviner ce qu'il avait peut-être en tête, quand il lui demandait de rester proche de lui.

Plongé dans le silence, le Grand sortit de l'eau. Il commença à longer la berge blanche. Rama le suivit de loin, à petits pas, sans le quitter des yeux. Une démarche approximative, dans des vêtements rapiécés, des regards discrets, perdus sous les boucles noires... Les intentions qui l'habitaient étaient plus claires que celles du roi, mais elles n'en étaient pas moins dangereuses. Rama connaissait la réputation de son compagnon d'infortune. Son entêtement légendaire aurait donné des sueurs froides au plus expérimenté de ses détracteurs. Lorsqu'il était En-Bas, il avait toujours tenu Chauvette éloignée de lui, car s'il avait voulu la rencontrer, il l'aurait fait, et le résultat aurait pu être sanglant.

De la même manière, s'il s'était mis en tête de le dévorer pour survivre, son temps était compté.

Au fil de la marche, les lancements des ailes de Rama devinrent insupportables. Les grognements de son ventre gagnaient en intensité et il songea, anxieux, qu'il ne parviendrait pas à prendre la fuite s'il le devait. Il ralentit le pas. La distance s'allongea entre lui et le Grand. Le voleur l'ignorait, il errait sur la plage blanche, la tête baissée comme si elle supportait le poids du soleil.

La flaque n'avait pas changé depuis leur arrivée. Les rebords se ressemblaient tous, Rama aurait été incapable de reconnaître l'endroit où ils avaient débarqué. Le silence avalait chaque bruit avec une force tranquille. L'air ne soufflait plus, le froid qui régnait se mélangeait à la chaleur du soleil. Rama ne savait plus s'il grelotait par réflexe, ni si les clapotis de ses pieds nus dans le sol vaporeux n'était pas que le fruit de son imagination.

Heureusement, le soleil bougeait encore. La journée passait, le temps s'écoulait, et Rama gardait un repère, si maigre soit-il. La distance grandissait toujours entre lui et le voleur. Quand celui-ci se retourna, longtemps après, il dut apercevoir Rama sur la berge immaculée, loin, minuscule. Un instant, il sembla hésiter à rebrousser chemin. Puis la maigre silhouette noire continua sa route lente.

Rama ne bougeait plus. Il restait seul avec ses ailes cassées, ses vêtements trop grands, son creux dans l'âme, au milieu de la lumière et du blanc.

La fatigue le rompait. Il voulut inspirer, il n'y parvint pas. Ses yeux piquaient. Le soleil l'éblouissait, le forçait à plonger dans le noir sous ses paupières.

Le paysage valsait. Le blanc et l'eau ondulaient sous les rayons, le silence le berçait.

Il avait mal.

Chauvette lui manquait.


Chauvette lui manquait.

Chauvette lui manquait.

Pourtant, Chauvette était là, allongée dans l'ombre du renfoncement.

Elle dormait à poings fermés. Des capuches semblaient veiller sur elle depuis l'entrée, immobiles, silencieuses.

Chauvette se leva. Elle dansa, chanta. Emportée par la chaleur intense, elle le prit par la main, le fit tournoyer avec elle. Ses rides avaient disparu. Son sourire éloignait l'obscurité.

— Je ne serai plus jamais triste, Blondin.

Elle devait voir qu'il pleurait.

— Je suis heureuse, glissa-t-elle à son oreille, avant de le prendre dans ses bras.

Blondin leva les mains. Tremblant, il serra sa sœur contre elle.

Elle était si douce. Si forte. Elle lui avait toujours donné le courage qui lui manquait. Le cœur en larmes, il la serra plus fort. Il se répéta qu'il ne voulait plus la quitter. Il voulait rester avec elle, pour toujours.

Ses mains se refermaient sur elle. Il ne la quitterait plus.

Il ne la quitterait plus.


Rama se réveilla. Ses pieds joints marchaient dans le ciel. Ses mains serraient ses épaules à en trembler.

La nuit s'illuminait.

Il était au milieu de l'eau.

Les MiraculésWhere stories live. Discover now