XII

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Chauvette n'aimait pas le noir, n'aimait pas le silence, n'aimait pas la solitude. Chauvette aimait la lumière, aimait le bruit, aimait les autres.

Chauvette en avait marre de l'édredon. Sous ses airs chaleureux, il protégeait aussi bien du gravier que sa robe trouée. Chauvette en avait marre de ce panier de fruits. Il se vidait, mais même toujours rempli, il ne savait que faire vrombir son ventre chaque fois qu'elle y pensait.

Chauvette serra Doux-doux. Elle avait froid, elle avait mal, elle avait peur. Tout lui manquait. Blondin lui manquait.

Il faisait aussi nuit que jour dans la rue. Chauvette ne savait pas l'heure qu'il était sur les montres. La tête dans sa peluche, elle ferma les yeux, rêva d'un monde de lumière.

Blondin était là. Il souriait tellement fort que Doux-doux paraissait triste à côté. Dans ses bras, un bébé brillant éclairait de blanc leur cachette, les gens, toute la rue. Une nouvelle maison apparut au soleil, celle de son frère et elle. Ils ne vivraient plus jamais dans le noir.

Puis le soleil se coucha. L'obscurité s'invita de nouveau. Les ombres tournèrent, la maison s'effaça dans un dernier rayon. Devant Chauvette, des capuches apparurent, obscures sur l'obscur. Elles se penchèrent.

— Petite âme en peine.

Voix grave et lente. Chauvette se sentit bercée dans son rêve.

— Nous entendons ta douleur.

Douleur. Douceur. Bonheur.

— Les esprits malins de ces terres t'abandonnent. Ils prétendent que leur vérité peut te garder du mal. Ils prétendent que leur dieu, parce qu'il existe, est le plus puissant en ce monde.

Monde. Une ronde. Chauvette aimait danser.

— Ils oublient que la vérité, l'existence, sont des preuves de finitude. Que ces mots portent en eux leurs propres limites. L'indicible, l'inimaginable, la perfection, eux, n'ont pas de limites.

Imite. Imiter qui ? Oui, elle imiterait ces gens dont on parlait, qui dansaient au Cœur Noir.

— Petite âme en peine. Apprends de nos paroles. Embrasse la Terre-Ciel, son esprit, le seul capable de miracles. Celui dont la force, à jamais, sera incommensurable. Ta vie est perdue, pour ceux qui pensent connaître le monde. Mais imagine la réalité. Rêve-la. Et dans cet irréel hors de toute restriction, tu seras libre.

Chauvette ouvrit les yeux.

Elle n'aimait toujours pas le noir, le silence, la solitude.

Elle poussa le panier et l'édredon au fond du renfoncement, attrapa Doux-doux par la patte. Le corps grinçant, elle s'extirpa de la cachette.

Ses petits pieds se posèrent sur les graviers pointus, plongèrent dans les flaques froides, à l'odeur de ce que Blondin ne voulait pas qu'on fasse dans la cachette. Quelques reflets tanguèrent derrière les fenêtres creuses et les portes dégondées. Des regards. Chauvette aimait les regards. Dans le noir, les yeux étaient curieux, attentifs, tout à elle.

Au fil des rues, le soleil apparut, puis des silhouettes, encore les capuches. Elle se souvint avoir rêvé des capuches.

— B'jour, lança-t-elle.

C'était l'homme de l'autre jour, celui qui avait été gentil, puis méchant. L'étranger arrêta de parler avec ses amis capuches, baissa les yeux sur elle.

— Oh, murmura-t-il avec un sourire sans chaleur. L'Angevert te garde, ma petite. Le garçon blond n'est pas avec toi ?

— C'est mon frère. Il est parti loin.

Les deux autres étrangers s'éloignèrent. Il se dirigeaient vers les ruines d'une maison, où des enfants aux habits sombres faisaient des batailles de plumes.

Chauvette ne regardait plus la capuche.

— Ma petite, s'attrista-t-il.

Il plia les jambes pour se mettre à hauteur de Chauvette. Elle décrocha son regard des enfants, les grands genoux pleins de toile frôlaient presque les volants de sa robe.

— Tu sais, souffla l'homme comme s'il lui confiait un secret, l'Angevert est un petit peu en chacun de nous. Il est un petit peu en ton frère, il est un petit peu en toi. Tu peux parfois le voir ici.

Il avança une main, Chauvette leva Doux-doux en se reculant. Mais les doigts de l'homme ne firent que s'appuyer dans son dos, entre ses os d'en haut, les tout durs. Rien dans le regard de la capuche n'aida Chauvette à comprendre ; ils restaient figés sur une sorte de lointaine gentillesse. Elle sentait simplement ses doigts vibrer contre sa robe.

— Vous partagez le même sang, poursuivit la capuche. Vous partagez un même lien avec l'Angevert. Si tu pries pour lui ou pour toi, cela vous apportera du bonheur à tous les deux, même s'il est loin.

Il retira vite sa main de son dos.

— Veux-tu que je t'apprenne à prier ?

— Non.

Chauvette savait qu'il ne fallait pas faire confiance à quelqu'un qu'on ne connaissait pas. L'Angevert, elle ne la connaissait pas. D'une demi-pirouette fière – maladroite –, elle tourna le dos à la capuche.

Chauvette savait déjà en qui elle avait confiance. Blondin y arriverait, il reviendrait, il ramènerait le bébé-Angevert ici. Un jour, Chauvette aurait cette enfant, là, devant les yeux.

La bataille faisait rage dans les ruines de la maison. Un adolescent, des ronds de verre sur le visage, recouvrit un autre d'une boule de plumes sales. Un enfant poussa le premier en représailles, ses ailes bondirent hors de son dos, il fit tomber ses verres-à-yeux sur le sol. Le temps qu'il les ramasse, deux autres combattants l'assaillaient.

Chauvette resta comme les deux dernières capuches : statique, silencieuse, à distance. Puis un regard, dans la bataille, dériva sur elle.

— Qui t'es, toi ? s'exclama un enfant.

Chauvette monta Doux-doux en bouclier. Une par une, toutes les têtes se dégagèrent des plumes et des ruines, pour se tourner vers elle.

— Elle est vieille ?

— Elle fait peur !

— Va plus loin !

Doux-doux se fondit sur sa bouche. Il voulait la cacher des autres.

— Va loin ! hurla un gamin à faire trembler la rue.

— Va loin ! crièrent les autres à leur tour.

— Va loin !

Chauvette n'aimait pas le noir, n'aimait pas le silence, n'aimait pas la solitude. Mais les joues mouillées, elle réalisa que c'était finalement dans sa cachette qu'elle se sentait le mieux. Les invectives la suivirent quand elle dépassa les capuches, puis quand elle s'enfonça dans une rue.

Ses pensées se décomposaient comme la poussière dans les flaques. Au milieu du fouillis, sans qu'elle ne sût pourquoi, elle se rappela de ce que lui avait dit l'étranger. Un lien spécial les unissait, Blondin et elle. C'était vrai, elle l'avait toujours senti. Peut-être cela voulait-il dire que si elle était triste, Blondin aussi le serait.

Dents serrées, elle se força à sourire.

— Je suis heureuse, murmura-t-elle à l'oreille de Doux-doux comme à celle de Blondin.

Le soleil disparaissait.

— Je suis heureuse.

Les MiraculésWhere stories live. Discover now