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Trois semaines après la naissance du Huitième Angevert.


Il ne fallait rien convoiter qu'on ne puisse obtenir. La vie était faite ainsi ; certaines choses resteraient loin, et il ne fallait pas chercher à s'en approcher, au risque de se brûler les ailes.

Ces gamins bruyants, là-bas, derrière les caisses de bois, ils convoitaient ce qu'ils n'obtiendraient jamais : un coffre. Une grande boîte à trésor comme on en parlait dans les histoires, mais en encore plus brillant, encore plus coloré, encore plus lisse. Ses rivets dorés encastraient bois chaud et pierre verte. Quatre bras adultes n'étaient pas de trop pour le porter.

Il soupira.

Le coffre était remonté à l'aube des terres lointaines de Terremeda. Une heure après sur les montres, tout l'En-Bas du nuage en avait eu vent. L'escadron de soldats qui tournait dans le quartier nuit et jour avait rappliqué. Des gens d'En-Haut, rares en ces temps-ci, s'étaient rameutés par paires. Posés sur le long plancher au bord du vide comme des plumes blanches plantées dans la crasse, ils tournaient leurs mains en rondes inutiles, fixaient leur interlocuteur depuis la fente de leurs yeux, lorgnaient sur les gamins, qui lorgnaient sur eux.

Il soupira.

Bien sûr que ces gens drapés avaient vu les gamins. Bien sûr que les soldats réfléchissaient sous leurs plastrons, qu'ils se voyaient déjà dégainer leurs bâtons contre eux. Les enfants gloussaient. Leurs cheveux gras se coinçaient entre les planches des caisses qui les cachaient.

Mais lui, personne ne l'avait vu. Lui, il ne faisait aucun bruit. Lui, ce qu'il convoitait, il pouvait l'obtenir.

Et il l'obtiendrait.

L'imbécilité avait toujours eu la fascinante particularité d'être prévisible. Ces gamins fatiguaient les oreilles, brouillaient les pensées, mais plus important encore, ils étaient idiots. Cela faisait trois remontées qu'il attendait. Les mécanos remplissaient les caisses, puis relançaient les paniers vers les nuages qui filaient sous le royaume. Les gens d'En-Haut tombaient d'accord. Les soldats ouvraient l'œil. Les poulies grinçaient, le vent sifflait par la grande ouverture sur le vide, le soleil, dehors, se levait.

Une éruption de têtes éclata derrière les caisses. Dix, vingt. Les gamins hurlèrent, frondes dans les mains, foulards sur les têtes, s'élancèrent droit vers le coffre.

Il inspira. Puis il sortit de sa cachette. Courut.

Ses pieds chancelaient sur le plancher. Il n'avait rien mangé ce matin. Ses bras ne pouvaient pas l'aider, il devait serrer ce foulard sur sa tête. Le panier se rapprocha. Il le voyait bondir au rythme de sa course, comme s'il menaçait de retomber du vide d'où il venait.

Le vent s'engouffrait par l'ouverture des Poulies et gifla son torse nu. D'une main, il tint le foulard qui gonflait, de l'autre, il saisit le bras de la peluche, posée dans le panier entre une boîte de métal et un accoudoir. Il fit son possible pour ne pas regarder Terremeda, loin sous ses pieds, entre les tâches blanches des nuages.

Les soldats avaient dégainé leurs bâtons, serrés autour du coffre. Ils criaient après les gamins ; certains avaient des bosses sur le crâne. Derrière eux, enroulés dans leurs draps, les gens d'En-Haut contemplaient la scène avec une froide incrédulité. Il ne les observa pas plus longtemps. Un regard aurait pu attirer les leurs.

Il fila devant un mécano, frôla les jupes à franges de deux soldats de garde, heurta une première passante qui renversa un sac d'engrenages. Concentré sur sa route, il ne pensa pas un seul « pardon », s'enfonça plutôt entre les crépis effrités et les corps amaigris, glissa dans la rue la plus sale et la plus sombre du quartier des Poulies, puis dans une autre, et une autre, et une autre.

L'aube s'éloignait, la nuit semblait tomber de nouveau. Rue après rue, la lumière cessait de le suivre, tout comme les bruits, les voix. Seule la chaleur restait, un peu plus étouffante à chaque pas. Il resserra le foulard, porta la peluche contre lui. Le grabuge des Poulies avait disparu, mais la sueur n'avait jamais autant trempé ses cheveux.

L'obscurité était presque totale lorsqu'il s'arrêta. Sans attendre, ses genoux anguleux frappèrent le sol. Son souffle s'arracha à sa gorge en le brûlant jusqu'au fond du ventre. La vision trouble, il leva la main, d'où pendait encore la poupée de tissu. 

Il avait réussi. Prévisible, mais rassurant.

La poupée ne ressemblait plus à rien dans le noir. Il savait que c'était un monstre, brun, avec deux petites oreilles rondes et des pattes poilues. Le monstre souriait ; c'était ça qui l'avait décidé. 

A quatre pattes, il se traîna dans un renfoncement, sa prise avec lui.

— Tu es réveillée ?

Son murmure troubla à peine le silence. Mais au loin dans l'ombre, les couvertures bougèrent, comme pour lui répondre.

— T'étais où ? souffla une voix éraillée.

— Aux Poulies. Regarde, c'est arrivé tout à l'heure.

Chauvette dégagea son crâne d'un édredon troué. Il s'approcha, s'assit à côté d'elle pour lui mettre la peluche entre les mains. La peau de la fille, aussi plissée que celle d'une personne âgée, se contracta un peu plus quand elle essaya de percer l'obscurité.

La peluche tourna plusieurs fois entre ses mains.

— C'est doux, s'étonna-t-elle enfin.

— C'est un monstre. Il sourit.

Elle leva ses yeux vers lui. Deux petites châtaignes dans le noir, cerclées de rides.

— Merci Blondin.

Chauvette était sa sœur jumelle. Mais à part leurs parents, ils n'avaient rien de commun.

Chauvette était malade. Elle n'avait pas de cheveux, elle était petite, elle avait des rides. Comme si son corps vieillissait trop vite.

Blondin la prit dans ses bras.

— De rien.

Exténué, il s'allongea à ses côtés. Comme à leur habitude, il glissa un bras sous la tête déformée de Chauvette, puis tira le vieil édredon sur eux, comme le toit d'une maison. Depuis longtemps, ils s'étaient habitués à son odeur d'humidité.

Recroquevillée sur sa peluche, Chauvette se blottit contre lui. Puis le temps passa, elle fit semblant de dormir. Blondin savait qu'elle ne dormait pas. Lui non plus ne pouvait pas. Chaque fois qu'il essayait, il cauchemardait. Il veillait tard le soir, se réveillait aux aurores. Il pensait aux pires malheurs, aux solutions qu'il cherchait, mais qui n'existaient pas.

Chauvette s'éteignait petit à petit. Jour après jour, Blondin la sentait plus faible. Quand il se souvenait de leur enfance, de ses anciens sourires, une violente nostalgie le consumait de l'intérieur. Elle avait toujours eu cette apparence différente. Mais ils avaient cru que ce n'était rien, elle avait des rêves, ils pensaient qu'elle les vivrait, sans se soucier du reste.

En sachant que le temps était compté, ils ne pouvaient pas dormir.

— Blondin ? souffla Chauvette.

— Oui ?

Elle était penchée sur sa peluche, coincée entre leurs deux ventres.

— J'aimerais voir le sourire du monstre.

Blondin réfléchit. Il pensa à l'agitation aux Poulies, aux soldats, aux gamins, à ceux d'En-Haut, à celui, sans aucun doute, que le coffre avait dû alerter.

— ... Allons-y, murmura-t-il à contrecœur. 

Les MiraculésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant