Les Miraculés

XIV

Le Général était décidément un obstacle de taille. Enfin, il aurait pu l'être. Quand l'armée dort, les gens dansent, comme on disait En-Bas.

Rama savait que lorsque ce militaire quittait les lieux, Sa Majesté devenait beaucoup plus influente auprès des grandes armures qui tournaient dans le château. Toutes n'étaient pas acquises à sa cause, mais un « Allez voir ailleurs ! » ou un « Faites place ! » sur un ton pareil ne donnait pas envie de discuter. Les couloirs se vidaient, un par un. Escorté par les deux mastodontes qui lui avaient fait office de geôliers, Rama suivait de loin la droite silhouette blanche, qui traversait le château d'un pas implacable.

L'homme n'avait pas l'air de remarquer ce qui sautait pourtant aux yeux. En plein jour, cette grande-grande-maison débordait de détails, de finesse, de pierres polies et de sols qui brillent. Les jambes raides contournèrent un angle bordé de dorures, l'écho d'un ordre trancha le silence, puis des pas métalliques se mirent en marche. Les autres armures s'engagèrent quand la voie fut libre. Rama loucha lourdement sur les dorures au passage.

Enfin arriva l'étage du rempart intérieur, avec la fine rambarde, les colonnes et les arcades. De nuit, Rama n'avait pas remarqué l'immense statue au milieu du vide laissé par les balustrades. Ses belles ailes lui faisaient penser aux siennes, quand il heurta de plein fouet un habit soyeux.

— Imbécile ! entendit-il entre les étoffes.

Une main comprima la sienne. La poigne le tira derrière une porte, il manqua de perdre pied.

La première chose qu'il vit fut un lit, entouré de rideaux tirés.

— Dépêchons.

Rama leva les yeux vers ces longs doigts pâles qui enserraient les siens. L'espace d'un instant, il revit cette famille d'En-Bas, les mains des enfants prises par celles des adultes.

Le roi le lâcha.

— Il s'agira de faire prendre à l'île le bon courant aérien, continua-t-il en s'approchant du lit. Rama, c'est le septentrional, n'est-ce pas ?

— ... Oui, répondit-il au dos blanc.

— Bien.

Les rideaux s'écartèrent entre les bras du roi. Les armures l'entourèrent. Au centre d'un entrelac d'étoffes émeraudes, Rama aperçut l'Angevert, immobile.

L'homme n'avait plus d'yeux que pour cette petite endormie. Rama sentit son cœur se serrer, comme si c'était sur lui que s'étaient fermés les poings du nourrisson.

Il était en retrait près de la porte, loin du roi, des armures. Il pensa à partir, il voulait partir, mais rester à la fois. Il voulait que Chauvette soit ici, que l'Angevert ne soit pas l'objet de convoitise de plus fort que lui. Aider cet homme à renverser l'ordre du monde, c'était la dernière solution qu'il voyait. Et pourtant. Cet étrange petit vide, qu'il ressentait dans le dos de Sa Majesté, ne parvenait pas à lui faire oublier la drôle de réalité.

Il avait été plus simple de donner Utopie à un prince que de voler du pouvoir à un nourrisson.

Le roi enfonça la main dans l'un de ses habits, en sortit un instrument sphérique que Rama n'avait jamais eu sur son bureau. Du pouce, il actionna un mécanisme, créant une succession de cliquetis le long de la sphère qui s'ouvrit comme le bourgeon d'une fleur.

— Nous n'avons peut-être pas le temps, Votre Altesse, se permit une armure.

Rama ne décollait plus son regard de la lueur verte, petite flamme brillante, qui dansait au centre de la sphère ouverte.

— Hm, il est vrai.

L'objet se referma, l'homme le posa sur une table contre le lit.

— Ma chère nièce, susurra le roi en tendant les mains.

Sa Majesté levait une petite silhouette amorphe hors des drapés. Rama ne le regardait plus que du coin de l'œil.

— Vous n'avez pas pris le temps de grandir, railla encore le roi.

Rama fixait la sphère, sur la table.

Ces trois hommes n'avaient plus qu'à attendre midi, s'envoler hors du château, manœuvrer Utopie et rejoindre ce courant septentrional, qui les éloigneraient du royaume en un court quart de montre.

« L'Angevert maîtrise le temps, résonna une voix dans son esprit. Sa magie peut arrêter une montre de tourner ou réduire un homme en cendre. Elle remonte le développement des maladies, elle soigne, elle rallonge la vie. »

— Survivra-t-elle au voyage ?

— Assurément. C'est une déesse.

— Il ne reste qu'une minute, Votre Altesse.

Ils prévoyaient déjà de renverser les montagnes de sable. Sa présence les gênerait bientôt, peut-être le roi allait-il se débarrasser de lui. Son cœur se serra. Il voulait partir et rester. Il voulait aider Chauvette.

— Trente secondes, compta une armure, le heaume penché sur une montre dorée.

Rama dériva sur l'Angevert, bercée dans les bras du roi. Il savait qu'il ne fallait rien convoiter qu'on ne puisse obtenir. Que la vie était faite ainsi ; que certaines choses resteraient loin et qu'il ne fallait pas chercher à s'en approcher, au risque de se brûler les ailes.

— Dix secondes, fit l'armure.

Au risque de se brûler les ailes.

— Cinq secondes.

Au risque de se brûler les ailes.

— Allons-...

Alors que les armures amorçaient un mouvement vers la fenêtre, que le roi se penchait vers la sphère, Rama se jeta en avant. Sa main se saisit de l'objet avant la longue main blanche. La sphère ancrée dans la paume, il s'élança vers la porte.

— Morveux !

Rama déboula sur la coursive. Ils ne le suivraient pas, ils devaient continuer le plan, ils ne pouvaient pas le suivre.

Quand des pas lourds résonnèrent dans son dos, son cœur cessa de battre.

— Arrête-toi !

Ses jambes renforcées par les repas sautèrent dans les marches du premier escalier. Il descendit, des battements jusque dans les oreilles. D'autres issues se trouveraient bien à l'opposé du château. Plus vite. Les armures l'avaient suivi, mais si Sa Majesté fuyait dans la direction prévue, Rama aurait une chance de passer inaperçu jusqu'aux remparts.

Il fila aux pieds de l'immense statue blanche, au centre des étages à balustrades. Le souffle lui manquait, les armures le rattrapaient. Il arpentait chaque colonne, chaque couloir des yeux, il cherchait une solution.

Puis le long d'une galerie, il vit des silhouettes. Parmi elle, une femme et un homme âgés, tous deux aux cheveux blancs, de longs drapés à leurs épaules, d'étranges bijoux pointus sur leurs têtes.

— Par les cieux.

C'était la voix du roi qui avait juré. Lui aussi l'avait poursuivi, ce qui signifiait qu'il ne capterait pas l'attention des soldats à l'opposé du château.

Le monde s'écroula autour de Rama, toutes les variables se mélangèrent, formèrent un nœud inextricable.

Au risque de se brûler les ailes.

Un objet lourd percuta l'arrière de sa tête. Il plongea dans le noir.