Chapitre 2 | Un plan sans accroc

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Droit dans le soleil c'est bien, mais faut les lunettes qui vont avec, sinon on devient aveugle. En sortant, le premier sentiment qui m'a envahi, c'est le sentiment de liberté. Ah, quel bonheur ! Aucune contrainte, aucune obligation, j'étais un homme libre, totalement libre.

Ça m'a tenu jusqu'à midi et je me suis aperçu que la liberté n'était qu'une squatteuse dans ma tête. Le vrai sentiment, le propriétaire des lieux, c'était la peur. La peur du lendemain, la peur du découvert, la peur de la réaction de ma femme, la peur du regard de mes parents et la peur de l'inconnu. Mais le temps que la peur reprenne sa place dans ma caboche, y-a eu des allers-retours : liberté, peur, peur, liberté, avantages, inconvénients, avance, arrière. Ça me foutait le trac ambiance « Space Moutain » sans ceinture. Ça tanguait tellement que, vers quatorze heures, j'en étais à me demander si je n'allais pas gerber.

Et puis, je ne sais pas, l'ivresse, la bêtise, l'ignorance, la joie ou encore autre chose, mais j'ai décidé de continuer un peu sur cette histoire de liberté. Trente-cinq balais, un peu de thune de côté, des parents pour aider si besoin, je pouvais peut-être me l'acheter ma liberté. A crédit, mais c'était mieux que rien.

Je m'étais dit pas mal de conneries dans ma vie et j'espérais que celle-là tiendrait un peu plus la marée. Mais pour affronter le gros temps, suffit pas d'un bon bateau et d'une voile solide, faut une équipe et un capitaine de première. J'étais le capitaine, je devais être exemplaire. Ne pas péter un câble en rentrant chez ma femme me paraissait un bon début. Pas gagné, vu que je l'entendais déjà m'agonir d'insultes.

A raison d'ailleurs. Je ne lui avais pas montré grand-chose jusqu'ici. Et elle me mangeait la tête à cause de ça. Mais plus elle croquait, plus je fuyais. Pourtant, je savais qu'elle avait raison : je n'étais pas fainéant, je manquais juste totalement d'ambition. Sûrement parce que je n'avais ni boussole, ni direction à tenir. Mais là, je tenais ma grande idée, ma porte de sortie, ma grande ourse. Alors j'allais lui montrer : j'étais le capitaine, je connaissais le cap et je nous mènerai à bon port.

J'y connaissais que dalle en marine mais ça me paraissait tenir la route. J'allais lui dire à Sylvie : « ne t'inquiète plus, j'ai décidé de changer de vie aujourd'hui. A partir de maintenant, je suis mon propre patron. Je me prends en main et tu verras, tout sera pour le mieux ». Elle ne pouvait pas refuser un deal comme ça, pas possible. La promesse d'un quatre pièces, voire d'une maison pas trop loin de Paname, un homme installé, ça pouvait que lui plaire. Un peu cliché mais après tout, ça correspondait à ma femme. Au début, comme tout le monde, elle avait eu la tête pleine de rêves plus grands que la vie. Ça lui avait passé rapidement. Maintenant, elle aspirait à de grands espaces fermés, et semblait ne plus voir au-delà. Ça m'avait bien arrangé au début : pas d'ambitions glorieuses, pas de plans grandioses, juste une maison spacieuse. Mais comme rien n'arrivait, la pression s'était accrue, jusqu'à me coller au mur de notre petit appartement. Ma réponse avait toujours été la même : « je bosse douze heures par jour, tu veux quoi, que je me suicide au travail pour te payer une pièce de plus » ? En général, ça lui clouait le bec pour quelques jours. Même si elle savait que sur les douze heures de taf, j'en gaspillais bien trois à picoler dans des bars divers et variés.

C'est un sujet pour les sociologues d'ailleurs : je ne connais que les barmans qui passent leurs temps de repos et leurs congés sur leur lieu de travail. Vous imaginez un ouvrier de chez Renault qui resterait le vendredi soir au pied de la chaine de fabrication, ou le comptable qui retournerait au cabinet pour siroter une menthe à l'eau devant son PC ? Personne ne fait ça. Personne sauf les barmans. Et je ne faisais pas exception.

Maintenant, s'il n'y a que les barmans qui le font, c'est bien parce qu'ils bossent dans un bar. Parce que j'en ai vu des ouvriers et des comptables commencer une deuxième journée au bistrot, et s'ils avaient l'air crevé en arrivant, la pompe à gnôle les regonflait rapidement. Jour après jour, premier service à l'usine, deuxième fournée au comptoir.

Une tarte dans la gueuleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant