La fleur

1 0 0
                                    

On est bien peu de chose,

et mon amie la rose me l'a dit ce matin.

(Françoise Hardy)

Nous nous étions éloignés du centre de la cité, et il n'y avait personne alentour. Pourtant, hormis au-dessus de nos têtes, les fumées grises étaient toujours très présentes. Effectivement, notre théorie semblait assez juste : l'air ambiant était moins chargé.

Nous avons continué dans la même direction. Le centre-ville était déjà très loin et nous traversions une zone que ni DEB', ni moi n'avions visitée auparavant. En même temps, à part ma bulle, je n'avais pas visité grand-chose. Je n'étais pas très rassurée. Par précaution, je laissais ma bulle se reformer autour de moi et je crois que mon ami devait avoir les mêmes appréhensions car je le vis mettre ses fameuses lunettes de cristal.

Nous étions bien loin de notre zone de confort.

Rien ne ressemblait à ce que nous connaissions. Cette zone était abandonnée. Elle avait certainement été délaissée par les gens pour un lieu plus approprié, plus propice aux nouveaux modes de vie, toujours plus intenses et centrés sur l'efficacité et la rentabilité. La ville avait beaucoup changé depuis mon enfance et le brouillard s'était densifié. Les grands hommes, ceux qui savent et dirigent la société nouvelle avaient fait bâtir des gratte-ciel si hauts qu'on ne pouvait distinguer leur sommet. Ils veillent sur nous d'en haut, disaient ceux d'en bas. Mais je crois que très peu d'élus ont pu voir comment cela se passe vraiment "en haut".

Ici, le béton était roi et les bâtiments se ressemblaient tous. Ce n'étaient plus vraiment des habitations mais plutôt des ruines sombres et sinistres. Même le filtre de ma bulle ne pouvait me renvoyer autre chose que de la laideur. On ne distinguait pas de différences entre ciel, bâtiments et terre. Ils avaient bien dû essayer de faire pousser quelques arbres pour moins d'austérité, mais, à l'évidence, cela ne changeait pas l'impression glauque que nous ressentions. Les pauvres végétaux, privés de terre et de lumière, taillés comme des boîtes de conserve n'avaient plus rien de vivant. Et les fleurs, cela faisait bien longtemps que je n'en avais plus vues. Le sol se soulevait de part et d'autre, déchirant le bitume comme une vulgaire feuille de papier. Pour ne pas nous retrouver le nez par terre, nous faisions très attention à nos pieds. C'est là que nous avons découvert une chose stupéfiante. Je ne sais toujours pas, à ce jour, si c'est la bulle qui a permis cette rencontre ou si ce sont les cristaux de DEB' qui ont fait scintiller cette rescapée (Nous ne sommes toujours pas d'accord, lui et moi, sur ce détail de l'histoire), mais c'est en même temps que nous avons aperçu dans une fissure du goudron, une petite fleur.

Chaque pétale avait une couleur différente et il y en avait au moins mille. Elle donnait l'impression d'être en souffrance. Je crois qu'elle était en train de se faner avant même d'avoir vraiment éclos. Elle était si belle et elle sentait si bon. Un parfum d'enfance me revint en pleines narines, au temps du grand chêne, avant la bulle et le brouillard toujours plus froid, avant... quand je n'avais pas si peur. À voir sa tête, je crois que la fleur eut le même effet sur DEB'.

Nous avons été à la fois touchés par sa fragilité et son étrange beauté, et peinés de voir qu'elle se mourait seule au milieu de ce cimetière végétal.

Nous ne pouvions laisser agoniser l'unique et dernière trace de vivant de cet endroit. Coincée dans sa fissure, elle avait trop peu d'espace pour se développer. Il fallait qu'on la repique ailleurs, dans un endroit protégé, avec plus de terre où l'eau de la pluie pourrait hydrater ses pétales et nourrir ses racines. DEB' se mit à chercher autour de nous un quelconque récipient pour accueillir notre infortunée pâquerette multicolore. Il porta son attention sur un morceau de pneu suffisamment grand pour laisser de la place à ses racines. DEB' sortit de sa poche le petit outil qui l'avait libéré de ma bulle et commença à griffer le sol autour du pied de la fleur. L'opération devait être accomplie très délicatement. La patiente était précieuse et fragile.

la BulleWhere stories live. Discover now