8. Écuma

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  Je marchais à ses côtés, le suivant péniblement. Malgré son âge qui paraissait plutôt avancé, Abao marchait rapidement, sans même prendre le temps de se retourner pour voir si je le suivais.

  Mes pieds, que je devinais couverts d'ampoules et de sang, dans mes baskets, me faisaient souffrir. J'aurais aimé pouvoir ralentir pour les soulager mais je n'en avais pas le luxe.

  Mon sac en toile de jute pesait sur mon épaule droite, y créant une épaisse marque rouge et douloureuse. Il gênait mes mouvements, m'obligeant parfois à me pencher du côté opposé, pour soulager mon dos.

  La chaleur compliquait encore un peu plus ce trajet, me faisant suer à grosses gouttes.

  Nous avions pris la route le matin même, quittant Érilville pour prendre la direction d'Écuma. Écuma était une ville portuaire de l'île Saphir. Elle n'était pas très éloignée, mais la route pour s'y rendre était assez périlleuse pour en dissuader plus d'un d'y aller.

  En effet, nous avions déjà traversé plusieurs forêts, quasiment impénétrables, et emprunté une dizaine de ponts en mauvais état, passage obligatoire mais terrorisant pour moi.

  Là, nous usions nos semelles sur un chemin caillouteux, au dénivelé épuisant. La poussière s'accrochait à ma gorge, et, à chaque inspiration, j'étais prise d'une irrépressible envie de tousser. Bientôt, ce fut du sang que je crachais.

  Ma peau, agressée par des moustiques, formait des cloques ça et là, provoquant de multiples et très désagréables démangeaisons.

  Je désespérais d'arriver vivante à Écuma, mais, finalement, nous finîmes par apercevoir une rangée de bâtiments noirs, desquels nous nous rapprochions de plus en plus.

  Abao se tourna alors vers moi, pour la première fois depuis notre départ:

-"Viens te placer à côté de moi. Ici, les habitants n'aiment pas les étrangers..."

  J'acquiesçais, de nouveau prise par une terrible toux qui me fit cracher des glaires écarlates.

  Autours de nous, le paysage avait changé. Les arbres à feuilles caduques s'étaient raréfiés, laissant la place à de petit conifères tordus. L'air était chargé d'iode et nous balayait le visage, agité par une petite brise capricieuse qui nous rafraichissait agréablement.

  Les bâtiments, que nous avions aperçus de loin, étaient des tavernes ou des auberges sombres. Bientôt, de jolies maisons aux façades fleuries apparurent dans la rue que nous remontions. Des cordes à linges étaient accrochées aux fenêtres, en travers de la rue, et le vent gonflait avec poésie les draps qui y étaient pendus. J'observais toutes ces couleurs sur les habitations, toutes ces gargouilles sculptées dans du bois, accrochées à l'aplomb des toits, tandis que le vieil homme avançait, le regard rivé sur le sol pavé.

  Des femmes à l'œil méfiant, nous croisèrent sans un mot, remontant la ruelle, leur panier d'osier au bras. Elles n'étaient pas habillées de la même façon qu'à Érilville. Elles étaient vêtues de longues robes amples aux manches bouffantes, sur lesquelles étaient accroché un tablier. Sur la tête, elles portaient des fichus colorés, leur donnant un air de paysannes sorties d'un autre temps.

   Abao les ignora, tout comme leurs regards belliqueux. Il continuait de marcher, s'enfonçant toujours plus dans cette ville qui m'était inconnue.  Lorsque nous arrivâmes sur une place déserte, un sourire éclaira le visage du vieillard. Il m'entraîna vers une petite boutique, située sous une halle de bois peinte en gris.

  La porte était ouverte, et la lumière vacillante d'une petite lampe ancienne, égaillait avec chaleur l'endroit.

  Nous entrâmes, découvrant une pièce aux murs nus, dénuée de toute personnalité. Un comptoir sobre nous faisait face. Abao s'en approcha et s'y accouda, tirant d'un même geste le cordon de ficelle grossière qui pendait contre le mur.

  Un jeune homme ne tarda pas à arriver, un sourire éclatant incrusté sur la figure. Il était vêtu assez simplement, comme un reflet de la pièce où nous nous trouvions. Il portait un costume de lin blanc dans lequel il n'avait pas l'air à l'aise. Ses mains calleuses se posèrent sur le comptoir de bois nivéen, à quelques centimètres seulement de celles du vieil homme. Ses yeux noirs s'arrêtèrent un instant sur mon visage et ses yeux se firent plus doux. 

  J'étais soulagée qu'il ne fasse aucune remarque sur mes yeux peu communs. L'hétérochromie étant rare, les gens n'étaient pas tous tolérants envers ce phénomène et, durant mon enfance, j'avais essuyé plus d'une remarque désagréable...

-"Vous avez l'air effrayé madame." Me dit-il, sans ambages. 

  Je lui répondis avec un sourire que je voulus assuré, mais qui ne devait être qu'une grimace boudeuse. Il avait raison. J'en avais marre et j'étais terrifiée à l'idée de ne plus jamais pouvoir retrouver ma petite vie tranquille.

-"Y aurait-il un bateau en partance pour l'île d'Émeraude, s'il vous plaît?" Demanda Abao de sa voix grave mais froide.

-"Bien sûr, Le Nix part après demain."

  Le jeune homme paraissait bizarrement ravi de cette demande. Il reprit:

-"Je part aussi sur ce navire. Il y aura deux semaines de navigations car nous devrons accoster sur l'île du Vieux Sage pour vendre notre cargaison de marchandises. De plus, le détroit de Lau est périlleux à traverser...

-Bien..."

  Adao paraissait satisfait mais il posa tout de même une dernière question:

-"Le départ est-il au port principal?

-Oui... Demandez Blake et je vous ferais visiter le voilier!

-Bon,  merci pour tout, à plus tard alors!"

  Le vieillard affichait une gaité forcée, comme s'il n'appréciait soudain plus du tout l'endroit et que la conversation l'ennuyait.

  Nous nous détournâmes et  partîmes, sans laisser au nommé Blake, le temps de répondre au salut de mon sauveteur.

  Lorsque nous fûmes dans la rue, Abao se posta à côté de moi, m'annonçant à voix presque basse que nous allions loger dans une auberge en attendant le départ du navire.

  Je soupirais mais je réglais tout de même mon pas sur le sien. J'étais pressée de voir ce qui allait se passer ensuite. Malgré mon inquiétude, j'étais heureuse d'avoir la chance de visiter, ou tout du moins de me promener, dans cette ville étrange.

La révolution des médusesWhere stories live. Discover now