1. Sculptrice

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Mes doigts étaient gourds, alourdis par mon manque de sommeil évident. La lame de la bédane ricocha contre un nœud, que mon manque de vigilance avait laissé passer, et termina sa course dans mon pouce, éclaboussant de sang le bois de la jolie sculpture que j'étais en train de réaliser.

  Jurant à voix basse, je me précipitais vers le petit lavabo de mon atelier et laissais l'eau couler abondamment sur la blessure. J'avais intérêt à être plus sérieuse dans mon travail si je ne voulais pas perdre de client. La vie était assez rude sur l'île Saphir pour me permettre une réduction de plus sur le maigre salaire que je parvenais, à grand peine, à me verser chaque mois.

  La cloche de la boutique, attenante à mon petit atelier de menuiserie, se mit à carillonner doucement. 

  Réprimant un soupir, j'enveloppais mon doigt dans un morceau de chiffon qui traînait sur l'établi et allais à la rencontre des clients.

  Ceux-ci étaient un couple de personnes d'âge mûr, venus de l'île des sept duchés pour passer leurs vacances ici. 

  Leur manières bourgeoises m'exaspérèrent  tout de suite. Ces deux idiots ne voyaient donc que le beauté du paysage! Leurs œillères les empêchaient de s'ouvrir à la réalité, comme tous les autres!

  Je ravalais ma colère du mieux que je le pus, la travestissant en une politesse exagérée. Ils désiraient une sculpture de bois rouge, représentant un aigle, comme ils me le dirent à grands renforts de descriptions. 

  Le bois rouge provenait de la Terre interdite, île hostile à tous les humains qui s'aventuraient sur son sol. Certains disaient même qu'elle avait été le théâtre de terribles tueries le dernier millénaire et qu'elle rendait fou tout homme qui s'y aventurait. Malheureusement, le bois rouge, rapporté de ses forêts par les rares bateaux de marchands qui avait osé y accoster, était devenus à la dernière mode dans tout le royaume des cent îles. 

  Depuis le naufrage d'un navire dans les eaux entourant la Terre interdite, les commerçants se contentaient d'acheter la précieuse essence chez les rares collectionneurs qui en possédaient et voulaient bien s'en séparer. 

  Je soupirais. Je ne pouvais pas accéder à leur demande, le bois rouge s'achetait à prix d'or et les stocks sur le marché baissaient de jour en jour.

-"Vous pourriez peut-être aller vous approvisionner en matière première à sa source même si l'on vous faisait quelque généreuse avance. 

  L'homme tentait de marchander mais je secouais catégoriquement la tête.

-Il n'en est pas question La vie est pour moi plus importante que l'argent. Répondis-je, effrontément.

  Ces deux-là se rendaient-ils compte de ce qu'ils me demandaient! 

-Vous allez décevoir ma femme, madame... Pourriez-vous accepter si je rajoute cent loa* de plus au prix initial?

-Non."

  La discussion était terminée et en plus je devais fermer boutique. Je les chassais poliment avant de retourner dans mon atelier. Je rangeais quelques outils, verrouillais toutes les portes et m'en fus. Il était temps pour moi de regagner mon sommaire logis et de tenter d'y trouver un maigre repos. 

*loa: monnaie en vigueur au Royaume des 100 îles.

La révolution des médusesWhere stories live. Discover now