Chapitre 65 : Ce que laissent les morts

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Aymeric ne quittait plus le chevet de son fils depuis des jours. Dans le campement sommaire édifié loin du champ de bataille, il s'occupait de lui de l'aube au crépuscule, du crépuscule à l'aube. Il dormait en tailleur, à côté de la paillasse de Willow. Il n'en revenait toujours pas que son fils respire encore. Le dieu endormi avait rendu son dernier souffle, Willow n'aurait pas dû vivre. Leur lien récent était peut-être à l'origine de la survie de son fils, à moins qu'il s'agisse de sa capacité naturelle à endurer les chocs.
Il le nourrissait des bouillies plus liquides que solides et le lavait chaque jour avec un tissu imbibé d'eau. C'est lors que la première toilette de Willow qu'il avait remarqué le tatouage autour du biceps de son fils. Comme les caractères ne lui évoquaient rien, il les avait montrés à Omphale.
- On dirait la langue primordiale, avait dit sa fille. Alya m'en montre souvent et j'ai appris quelques mots.
- Tu sais ce que ça veut dire ? Où est-ce que ton frère s'est fait tatouer une chose pareille ?
- Il vaudrait mieux que tu demandes à Alya ou Alaman pour une traduction. Quant à savoir où, je présume que nos deux voyages chez les Valseryes et sa rencontre avec la fille de la grande prêtresse ne sont pas des événements étrangers à ce tatouage.
- La fille de la grande prêtresse ?
- Oui, une belle brune avec un regard vert foncé. J'ignore comment elle s'y est prise mais on dirait qu'elle a volé le cœur de Willow.
Aymeric posa les mains sur les hanches et jeta un regard à son fils endormi, pensif. Depuis quand est-ce qu'il était aussi mature ? Il avait grandi si vite, en un clin d'œil ! Est-ce que cette évolution lui sautait aux yeux uniquement maintenant parce qu'il n'avait jamais pris la peine de mieux connaître son fils avant ? La réponse à sa propre question lui arracha une grimace.
Il fit appel à Alaman, qui déchiffra les symboles gravés dans la chair de Willow sans souci.
- Il est écrit " La voix du nord ravira son cœur volé par la guerre et la mort car elle seule est digne de régner sur lui. ". C'est du beau travail, assurément celui d'une Valserye : net et sans bavure. Willow a eu de la chance : il est tombé sur une guerrière avec beaucoup de sensibilité. Qui est l'heureuse élue ?
- La fille de la grande prêtresse.
- La grande prêtresse ? Tu veux dire Sigfrid ?
- Aucune idée. Omphale m'a dit qu'elle avait les cheveux bruns et les yeux verts. Ça te parle ?
Le rouquin opina vivement du chef, un peu plus pâle.
- Il a vraiment, vraiment beaucoup de chance ! Sa mère est une vraie harpie !
Aymeric remercia son ami pour les renseignements et se massa les tempes dès qu'Alaman fila hors de la tente. Son fils avec une Valserye...Que devait-il faire de cette information ? Est-ce que Willow serait capable de la revoir un jour ? Et si oui, voudrait-elle le ramener de force dans le nord pour l'épouser ou le repousserait-elle à cause de son état ? Difficile à dire sans connaître la demoiselle au centre du problème. Il décida de se concentrer sur le rétablissement de son fils avant tout et d'ignorer son histoire de cœur pour l'heure.
Il passa une main dans les cheveux blancs de son garçon et une poignée lui resta entre les doigts. L'état de santé de Willow l'inquiétait : il avait le teint terne et dormait depuis la fin de la bataille et la fuite des démiurges. Sans le dragon noir et blanc à éliminer et gravement blessés par l'intervention d'Aurélius, ils avaient regagné leur dimension comme ils étaient venus.
Les soldats survivants avaient hurlé de joie en les voyant tourner le dos. Plus de la moitié de leur armée avait succombé, ainsi que des êtres chers à Aymeric. Il songea à Orion avec peine. Le général lui manquerait cruellement mais pas autant qu'à Lothaire, qui le pleurait toujours. Aymeric déposa un baiser sur le front de son fils. Omphale dormait avec Lysange dans une construction de branchages et de tissu sommaire, juste à côté. Ils rentreraient dès le lendemain pour leur maison à côté du château des gardes, après un dernier hommage aux morts dans la plaine dévastée.
L'impensable se produisit alors qu'Aymeric s'installait en tailleur à côté de son fils pour un repos rapide : les paupières de Willow tressautèrent. Le chevalier dragon se pencha vers lui et prit sa main flasque dans les siennes.
- Willow ? Est-ce que tu m'entends ? Ouvre les yeux, c'est moi.
Willow entrouvrit les paupières avec un effort visible. Quelque chose ternissait son regard, une ombre qui portait sans aucun doute le nom d'Aurélius. Les lèvres craquelées de son fils remuèrent avec difficultés et il murmura d'une voix presque inaudible :
- Au...Ré...Lius.
- Je suis désolé Willow.
Aymeric n'osa pas ajouter : "il n'est plus", de crainte que Willow essaie de se suicider dans un élan désespéré. Son fils le fixa de longues minutes puis chuchota :
- Auré...Lius...
Le chevalier dragon secoua négativement la tête. Willow détourna les yeux vers le plafond, le visage impassible. Puis il ajouta avec un effort visible :
- Om..Omphale ?
- Elle dort juste à côté, avec ta mère. Elles vont bien.
Une lueur soulagée éclaira les iris bleues de son garçon.
- Nerva ? Kalam ? ajouta-t-il.
- Ils n'ont pas survécu.
Willow n'eut pas plus de réaction qu'à l'annonce de la mort de son frère, hormis ce spectre grandissant dans ses prunelles. Il demanda :
- Où ils sont ?
- Allongés dans la plaine, sous des draps blancs. Nous allons leur rendre hommage demain.
Aymeric frissonna. C'est lui qui avait trouvé les corps des jeunes hommes, enlacés avec une lance au travers du corps. Il les avait enveloppés ensemble après avoir délogé l'arme de leur chair froide. Il n'avait pas eu le cœur de les séparer et était persuadé qu'ils auraient aimé qu'on les laisse ensemble après leur mort.
Willow hocha imperceptiblement la tête. Ses paupières papillonnèrent et il se rendormit, éprouvé par les dernières nouvelles. Aymeric soupira et décida de l'imiter : ses tempes le martelaient à cause du manque de sommeil et il lui faudrait être en forme demain. Il dormit d'un œil jusqu'au petit matin et découvrit Willow conscient à nouveau lors de son réveil.
Son fils fixait le plafond de la tente, le regard vide. Sa lucidité précédente l'avait déserté et il ne répondit pas quand Aymeric l'appela ou claqua des doigts devant lui. Le demi-dieu s'arma de courage. Sa mère l'avait averti lorsqu'il avait sauvé Willow de sa chute mortelle : s'il survivait à la mort d'Aurélius, il ne serait plus le fils qu'il avait connu.
Ce qu'elle entendait par là prenait désormais tout son sens. Aymeric inspira pour chasser le nœud qui obstruait sa gorge. Omphale pénétra dans la tente et demanda :
- Comment est-ce qu'il se porte aujourd'hui ?
Aymeric s'écarta pour que sa fille puisse jeter un œil à Willow. Il espéra que la présence de sa jumelle ramènerait son fils dans la réalité. Omphale étouffa un cri de joie en découvrant les yeux ouverts de son frère. Lui ne réagit pas, perdu dans un monde loin du leur. Omphale saisit sa main entre les siennes et la pressa avec émotion.
- Comment est-ce que tu vas Willow ?
Elle fronça les sourcils en l'absence de réponse de son jumeau mais ne questionna pas son père : Aymeric l'avait averti. Elle posa son front sur celui de son frère et lui glissa :
- Repose toi et ne t'inquiète plus de rien : nous nous chargeons de tout.
Elle ajouta à l'intention d'Aymeric :
- La cérémonie des hommages va débuter. Tu es prêt ?
- Pas vraiment. Les adieux sont toujours difficiles. Et toi ?
- Je fais avec, je n'ai pas le choix. Personne n'a le choix.
Aymeric acquiesça distraitement. Des rumeurs arrivaient tous les jours jusqu'à leur campement sur des villages ravagés par les démiurges, des centaines de morts ici et là, des forêts rasées, des pans de montagne réduits en miettes...L'état actuel d'Amaris laissait à craindre le pire mais Aymeric préférait laisser ça aux dirigeants des royaumes : il avait assez sacrifié dans cette guerre.
La mention de la cérémonie arracha une plainte à Willow. Il cilla et Aymeric comprit sa demande. Il souleva son fils dans ses bras sans effort. Est-ce que Willow avait toujours été aussi léger ? La mort d'Aurélius et son long sommeil l'avait affaibli au point qu'il ne mangeait plus. Il était amaigri, faible, l'ombre de lui-même.
Omphale sur les talons, il quitta la tente. Des soldats inclinèrent respectueusement la tête à son passage. Le sacrifice de son fils se racontait le soir autour des feux ou dans les abris de fortune. Les hommes et femmes survivants étaient tous reconnaissants et impressionnés par le geste de Willow et Aurélius.
Aymeric se garda bien de leur répondre. Il n'éprouvait aucune joie pour cette tragédie, pas même une once de fierté. Tout ce qu'il ressentait en dévisageant le visage pâle de son enfant, c'était de la tristesse mêlée de pitié. Willow ne réagit à rien lors de leur traversée en direction du champ de bataille transformé en cimetière à ciel ouvert. Il posa à peine les yeux sur sa mère lorsqu'elle les rejoignit.
- Il est réveillé ?! s'exclama-t-elle avec bonheur. Pourquoi tu n'es pas venu me prévenir Aymeric ? Comment est-ce que tu te sens Willow ?
Une ombre passa sur son visage en l'absence de réponse de la part de son fils. Aymeric secoua la tête, peiné. Lysange ne montra pas sa déception, un sourire forcé plaqué sur le visage pour dissimuler sa peine.
Le champ de bataille ressemblait à une morgue irréelle. Plus d'un millier de corps s'alignaient en ligne droite sous des draps blancs. Des braseros brûlaient des herbes odorantes nuit et jour pour couvrir l'odeur de la décomposition et des soldats montaient la garde pour repousser les charognards intéressés par les cadavres, dans le ciel comme sur la terre. Ils ignoraient le nombre de morts exact car de nombreux corps n'avaient pas été retrouvés, désintégrés par les faisceaux de Noximence et Phosphoméra. Il restait parfois des camarades pour se souvenir de leur existence et les noter dans le registre des décès mais rien de plus.
Lothaire passa devant eux sans les voir, le regard hanté. Il portait l'épée d'Orion contre sa hanche, à la place de la sienne. Ses joues mal rasées et les cernes sous ses yeux changeaient de son habituel teint soigné et présentable. Ce n'était plus un roi mais un homme en deuil, vêtu de noir de la tête aux pieds pour pleurer celui qu'il considérait comme son frère.
Praeslia, sous sa forme humaine, les rejoignit face aux corps endormis à jamais sous les étoffes immaculées. D'autres dieux arpentaient le cimetière, tous avec leur apparence divine. Sa mère le déchargea de son fardeau et souleva son petit-fils dans ses bras avec un regard impénétrable. Willow ne sembla même pas s'apercevoir qu'on le ballottait de bras en bras comme un nourrisson : toute son attention se dirigeait vers les morts.
- Aurélius, chuchota-t-il.
Praeslia dit avec une douceur peu coutumière :
- Son corps a été détruit avec sa mort.
Un léger tremblement agita Willow en guise de réaction. La déesse de la guerre ajouta :
- Il n'a laissé que des cendres dorées derrière lui, comme de la poudre d'or. Elles sont dans une urne en bois. Tu les veux ?
Willow opina une fois du chef pour répondre, les yeux plus animés qu'auparavant. Il retomba ensuite dans son silence profond, le visage plus figé que celui des morts. Praeslia le serra contre lui comme s'il s'agissait d'un bambin malade en quête de réconfort. Les soldats se massèrent à l'entrée du cimetière, rejoints par les dieux et les rois, exceptés ceux de Notterey et Hangaï. Ils prononcèrent tous un discours pour honorer les morts, qu'Aymeric écouta à peine.
Il admirait le ciel clair, les faibles rayons du soleil. Le temps clément ces derniers jours laissait présager que le printemps avait remplacé le long hiver. Les premières fleurs ne tarderaient pas à éclore et la nature à s'éveiller. La belle saison arrivait, parfaite pour soutenir les habitants d'Amaris dans cette période difficile.
On brûla certains morts pour que leurs proches puissent emporter leurs cendres et on enterra les corps que personne n'avait reconnu ou ne réclamait. On planta des glands dans le sol d'un brun presque noir, à cause de la terre imprégnée du sang des démiurges, à l'emplacement de chaque corps enseveli. Enfin, les survivants se recueillirent face aux restes des morts pour épancher leur chagrin et poursuivre leur route.
Aymeric autorisa Praeslia à emporter Willow pour qu'on lui remette l'urne funéraire d'Aurélius. Il se dirigea vers Zacharie, seul avec deux urnes. L'une contenait Nerva et Kalam, l'autre Liorah. Il avait les yeux rouges mais ne pleurait pas. D'après ce qu'il en savait, son compagnon d'arme s'était réincarné au royaume des Dragons, une fois de plus, avant de revenir en précipitation sur le champ de bataille.
- Comment tu te sens ?
- Vide, répondit Zacharie. Je croyais connaître la douleur de perdre un être cher mais perdre un enfant...C'est pire que tout...Mon fils...
Sa voix se cassa et il inspira pour ne pas pleurer.
- Au moins je suis heureux qu'il ne soit pas parti seul, que Kalam ait veillé sur lui jusqu'au bout, ajouta-il. C'est un peu cruel envers lui car il méritait de vivre autant que Nerva mais...Je ne le remercierais jamais assez pour ce qu'il a fait.
- Tu as annoncé la nouvelle à Ezimaël ? Je ne l'ai pas vu aujourd'hui. Il est avec mon père ?
- Non. Il n'est pas venu et il ne viendra pas, dit Zacharie en voûtant un peu plus les épaules. La nouvelle de la mort de Nerva lui a infligé un choc terrible. Il a fait une crise, la première depuis longtemps mais aussi la plus violente de toutes. J'ai réussi à le stabiliser mais il était encore alité lorsque je suis parti, trop faible pour lever ne serait-ce qu'un bras. Je vais retourner à ses côtés rapidement, pour veiller sur lui. Je ne m'en remettrais pas s'il mourait lui aussi...
Aymeric lui pressa l'épaule dans un geste de réconfort.
- Et toi ? s'enquit son ami. Il y a des améliorations du côté de Willow ?
- Il s'est réveillé mais c'est tout ce que nous pouvons espérer de lui. Il n'est plus qu'une ombre, il n'est sensible à rien.
- Le temps améliorera peut-être les choses...
- J'en doute. Il a perdu son frère d'âme, quelque chose est déchiré en lui : il ne guérira jamais.
Les deux pères demeurèrent silencieux au milieu de la terre fraîchement retournée et des derniers rubans de fumée qui charriaient des odeurs de viande brûlée. Le monde avait été sauvé mais à quel prix ? Eux se souviendraient des noms des morts mais que retiendrait l'Histoire de cette bataille ? Qu'est-ce que l'avenir et la paix éphémère réservaient aux vivants ? Il ne leur restait qu'à continuer de vivre pour le savoir. 

Chevalier dragon, tome 4 : La guerre d'AmarisWhere stories live. Discover now