Chapitre 61 : L'ombre rouge

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Aymeric repoussa le banc qui avait chuté sur lui et se releva, aidé par Lysange. Le dragon noir se débarrassait des lambeaux de tente qui encombraient ses ailes en les arrachant avec sauvegerie. Le chevalier dragon chercha Omphale des yeux et la découvrit au sol, en train de plaquer un soldat par terre.
Il se précipita vers elle sans crainte du dragon noir et de Meng Yi, qui escaladait le corps noir de son frère d'âme pour s'installer sur son dos. Il tira sa fille à une distance respectable du danger et cria pour surpasser les ordres hurlés à travers tout le campement :
- Ça va ?
- Plus de peur que de mal, répondit-elle.
De la peur brillait au fond de ses yeux mais son visage affichait une détermination sans faille plutôt que de l'effroi. Il se sentit fière d'elle.
- Où est ton frère ?
- Je l'ignore, il m'a dit qu'il partait en forêt tout à l'heure. Il va probablement revenir...
Le visage d'Aymeric se tordit d'une grimace. Selon leur plan de bataille, son fils et le dieu endormi devaient rester en retrait et n'intervenir qu'en cas d'extrême urgence. Tout le monde avait approuvé ce plan, sauf Willow. Son fils était tout à fait capable de plonger au cœur de la bataille. Il devait le trouver avant !
Il se précipita entre les tentes en direction de la forêt tandis que les soldats revêtaient leurs armures, vérifiaient épées et boucliers une dernière fois et se réunissaient en troupes. Il eut du mal à se frayer un chemin parmi cette marée humaine et percuta Waldemar avec violence.
Le jeune homme, un des treize espoirs, tremblait de la tête aux pieds. On avait confié son entraînement pour l'aider à développer son potentiel magique à Aymeric. Waldemar était sans conteste le plus massif des treize mais aussi le plus à fleur de peau. Son don de soulager la souffrance d'autrui grâce à un simple toucher le rendait empathique et d'une grande sensibilité. Aymeric interrompit sa recherche de Willow et posa les mains sur les épaules carrés du géant blond apeuré.
- Respire Waldemar. Tu sais ce que tu dois faire ?
- Je dois...Je dois me placer dans le cercle et...joindre mes pouvoirs à ceux des autres pour créer une barrière et protéger Amaris...
- Parfait. Tout va très bien se passer.
- Et si je me bloque ? Et si je n'arrive pas à utiliser mes pouvoirs ? Et si nous ne parvenons pas à unir nos forces ?
- Tu vas y arriver, vous allez tous y arriver : vous êtes prêts. Suis juste ton instinct et tout ira bien. Nous nous retrouvons après la bataille, d'accord ?
Waldemar opina vivement du chef, le teint plus pâle que celui d'un spectre et les yeux larmoyants. Aymeric lui jeta un dernier regard d'encouragement avant de se fondre dans la foule vêtue de métal. Un cri unanime parcourut les rangs et les doigts pointèrent le ciel.
Pour la première fois de sa vie, Aymeric ressentit la peur à l'état pure. Il eut envie de fuir à toutes jambes, d'abandonner cette terre sombre et désolée et d'échapper au terrible spectacle dont il était témoin. Deux gigantesques cercles trouaient la masse nuageuse, l'un blanc et l'autre noir. Ils ressemblaient à des yeux dépareillés en train de scruter la petite armée réduite au silence par cette vision cauchemardesque.
Deux rugissements assourdissants émanèrent de ces puits célestes. On ne pouvait pas poser un œil sur le premier sans être aveuglé alors que le second était infiniment plus insondable et opaque que la nuit. Une patte jaillit du trou de lumière.
La bouche d'Aymeric se dessécha. Elle mesurait bien sept fois la taille de la patte d'un dragon ordinaire ! Les dieux démiurges émergèrent peu à peu, monstrueux. Les parents des dieux et du monde descendaient, prêts à en découdre avec ceux qui prétendaient bouleverser l'ordre du monde.
Le demi-dieu reprit ses esprits et hurla à la ronde :
- Ce n'est pas le moment de faiblir ! En position !
Ses ordres ramenèrent les soldats dans la réalité. Ils s'arrachèrent à la contemplation du ciel pour reprendre les préparatifs et les achever au plus vite. Aymeric essaya de ne plus se préoccuper de Phosphoméra et Noximence alors qu'il ressentait leur présence dans toutes les fibres de son corps.
Un rugissement plus faible mais tout aussi fort en rage résonna quelque part à sa droite. La tête d'un dragon blanc jaillit entre les tentes et Liorah s'envola d'un puissant coup d'aile, Nerva sur son dos. Les yeux du jeune homme étaient entièrement blancs et ses longs cheveux noirs volaient dans son sillage. Umbriel et Meng Yi les rejoignirent alors qu'ils fonçaient vers les dieux démiurges.
Aymeric pesta. Ils étaient en retard sur ce qu'ils avaient prévu ! Il abandonna l'idée de mettre la main sur Willow et espéra que son fils s'en tiendrait au plan. Il se précipita vers la tente contenant les précieuses armes forgées par Praeslia. Il bouscula une multitude de soldats, slaloma entre eux, esquiva ceux qui jaillissaient des tentes sans prévenir.
Il leva à nouveau le visage vers les cieux et une sueur glacée coula le long de son dos. Les démiurges emplissaient le ciel de leur corps titanesque. Un dragon ordinaire, et même un dieu, était ridiculement petit à côté d'eux. Quant à un humain, il n'était rien de plus qu'une fourmi. Comment se battre contre des monstres pareils ?
Aymeric mit son pessimisme à coin car il arrivait devant la tente. D'autres champions des dieux se massaient à l'entrée, un air panique sur le visage. Le chevalier dragon empoigna Orion et demanda :
- Qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi est-ce que vous n'êtes pas déjà armés ?
- Nous aimerions Aymeric mais les armes...ont disparu.
Le choc de la nouvelle laissa Aymeric sans voix une seconde. Puis il cria :
- Disparues ?! Impossible, la tente était gardée !
- Et les gardes sont morts de toute évidence, dit le roi Lothaire en désignant des flaques sombres dans la boue. Quelqu'un a volé les armes sous notre nez, sans que nous ne nous apercevions de rien !
- Les traces sont encore fraîches, les meurtres sont récents...Qui serait assez fou pour ça ? s'indigna Gordon.
- Sans doute les enfants du soleil, proposa Lysange.
Leurs spéculations remémorèrent à Aymeric une partie de la seconde prophétie de Libraca. « L'ombre rouge guettera la faiblesse depuis les ténèbres ». Il avisa une lueur rouge et jaune du coin de l'œil et sentit la chaleur avant que le jet de flamme les atteigne.
- Orion, bouclier de vent ! hurla-t-il.
La rapidité du fils de Windavic leur sauva la vie. Il érigea une barrière venteuse autour d'eux et les flammes s'écrasèrent dessus mais ne traversèrent pas. La température grimpa en flèche et des perles de sueur roulèrent sur le front d'Aymeric. Il cuisait dans son armure ! L'attaque cessa bientôt, remplacée par des applaudissements.
- Félicitations Aymeric : ton instinct ne s'est pas émoussé en dépit des années.
Un homme jaillit d'entre les tentes. Le demi-dieu le reconnut aussitôt, même s'il ne l'avait vu que sous son apparence de dragon. Ses cheveux rouges, ce regard doré, cette carnation foncée et cette façon de parler avec une douceur pleine de miel...
- Amagmalion, gronda-t-il. C'est toi qui es derrière tout ça, je ne devrais même pas être étonné.
- Tu as deviné vite. Je m'attendais à plus de lenteur de ta part, vu le temps qu'il t'a fallu pour retrouver ta chère Lysange.
Le chevalier dragon se contracta, embrasé par la colère. Il rêvait de bondir sur Amagmalion et de faire disparaître ce sourire odieux à grands coups de poings ! Il brida sa rage, conscient que seul Amagmalion savait où se cachait les armes de Praeslia à présent.
- Ta folie va conduire le monde à sa perte ! le prévint Aymeric.
- C'est bien mon but. Effacer tout ceci, supprimer les imperfections et les inégalités. Les dieux survivront, ils fonderont un nouveau monde plus pur, plus libre où les dragons régneront comme dans les anciens temps, avant que les humains essaient de les asservir et de les enrôler pour la guerre ! Un monde qui sera aussi débarrassé de toi, Aymeric Clarence, et de toute ta maudite famille. Je vais achever la seule mission pour laquelle j'ai échoué mais aussi mettre un terme à la lignée royale du royaume des Dragons ! D'une pierre deux coups.
- Tu es seul Amagmalion. Ne te donne pas trop d'importance, siffla Aymeric.
- Seul ? Je suis le maître des assassins qui parcourent Amaris. J'ai amené mes troupes avec moi, je ne suis pas assez fou pour me présenter à vous sans renforts. L'avantage quand on règne par la peur, c'est que personne n'ose vous contester, même si vous leur ordonner d'aller à la mort. De toute manière, si nous survivons à cette journée, ils périront sous mes griffes en guise de représailles.
Aymeric scruta les tentes derrière Amagmalion. Où étaient les assassins ? Un mauvais pressentiment le fit pivoter vers l'endroit où le cercle et les treize espoirs se trouvaient. Un sourire mauvais étira les lèvres d'Amagmalion.
- Vous allez perdre Aymeric, comme chaque fois que tu te confrontes à moi. Je t'ai pris ta femme, je t'ai pris ton fils et aujourd'hui je te prendrais tout le reste.
Le demi-dieu essaya de garder la tête froide et lança à ses compagnons :
- Vous devez trouver les armes, c'est notre priorité. Elles ne doivent pas être loin, dépêchez-vous !
Ils obéirent tous, sauf Lysange.
- Je reste à tes côtés, dit-elle. Tu n'es pas le seul à qui il a fait du mal.
Il n'essaya pas de la dissuader. Ils échangèrent une œillade tendre avant de lever leur épée en direction du dragon rouge. Ce dernier éclata de rire.
- Vous êtes si touchants !
Il tira un petit sachet de sa poche et laissa dégringoler une poudre noire parsemée de petits éclats blancs au creux de sa paume. Aymeric fronça les sourcils en se questionnant sur la nouvelle ruse qu'Amagmalion préparait.
- Cette pierre est une véritable merveille. Dommage que vous ayez fermé les mines et qu'il soit si complexe de s'en procurer.
Le chevalier dragon pesta et se rua sur le dragon rouge. Lysange l'imita, tout aussi furieuse et paniquée que lui. Amagmalion renifla la poudre dans sa main avec une certaine extase. Ses yeux dorés se révulsèrent et son sourire se mua en grimace.
Il se transforma avant qu'Aymeric puisse l'atteindre et un coup d'aile l'envoya rouler dans la boue froide. Lysange n'y échappa pas non plus et s'écrasa à ses côtés. Amagmalion se dressa de toute sa hauteur et poussa un rugissement de défi, sous l'emprise de la folie.

** *

Willow peinait à contenir sa frustration. Du haut d'une butte, il observait la mise en place des treize espoirs sur le gigantesque cercle. Des nuées de soldats les accompagnaient, prêts à servir de rempart de chair contre la fureur de Phosphoméra et Noximence. La rumeur grondante de cette petite armée parvenait jusqu'à lui et l'impatientait davantage.
Ils sont magnifiques, dit Aurélius avec le nez levé en l'air.
Son jumeau admirait les dieux démiurges depuis leur apparition. Willow partageait son émerveillement teinté de terreur. Il s'agissait de créatures venues d'un autre monde, d'êtres qui vivaient depuis des millénaires, bien avant la création du monde. Fascinants, songea le jeune homme.
Malheureusement son cœur et son esprit étaient plus tournés vers l'armée qui se plaçait que vers les dieux démiurges. Les treize espoirs se positionnèrent, sous bonne garde. Ils tendirent les bras vers le centre du cercle, les yeux clos. Willow perçut la magie, sous la forme d'un léger sifflement dans l'air.
Il gagna en intensité et la barrière prit forme. L'air miroita, se renforça, prit une teinte argentée. Elle formait un rond et grimpait à l'assaut du ciel pour se transformer en dôme et emprisonner les dieux démiurges en son sein. Il grésilla, se densifia puis arrêta de trembler. Il englobait l'intégralité de la plaine, avec le cercle des treize espoirs pour épicentre.
Les dieux démiurges, insensibles à cette apparition, fondirent sur les deux formes qui fonçaient dans leur direction à toute vitesse. Willow reconnut Liorah et Umbriel. Il devina sans les discerner Nerva et Meng Yi sur leur dos. Une inquiétude sincère l'étreignit pour son meilleur ami.
- Willow !
L'interpellation de sa sœur le rassura un peu. Au moins elle allait bien !
- Tu n'es pas avec les autres, à protéger les treize espoirs ? s'enquit-il.
- Non, je devais te trouver. J'ai eu peur que tu ailles à l'encontre du plan.
Willow émit un petit ricanement : sa sœur le connaissait trop bien. Il songeait à se jeter dans la mêlée, tant pis pour les interdictions et le foutu plan de bataille ! Elle posa une main dans son dos, un peu peinée pour lui. Un rugissement derrière eux, depuis le campement, détourna son attention du champ de bataille.
Il pivota au moment où un jet de flammes presque blanches dévastait une rangée de tentes entières. Il entra alors dans le champ de vision de Willow : Amagmalion. Il aurait reconnu le dragon rouge entre mille. Un mélange de rage et de terreur le déchira de l'intérieur.
Willow, qu'est-ce qui ne va pas ? s'inquiéta Aurélius.
- Il est venu. Forcément, chuchota le jeune homme. Le chaos attire le chaos...
- Willow, il y a un problème parmi les soldats ! s'écria Omphale.
Il se détourna du dragon sanglant avec peine. Dans les rangs bien alignés et serrés, des cris s'élevaient et des hommes s'effondraient. Willow plissa les yeux et son cœur rata un battement. Des soldats attaquaient d'autres soldats ! Il constata que les assaillants avaient un visage familier, pour la plupart. Il se demanda où il les avait croisés lorsqu'il vit la face balafrée de Yorvant la Brique.
Les assassins le surnommaient ainsi parce qu'il avait tué sa première cible en lui martelant la tête avec un pavé jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'une bouillie rouge et infâme. Il terrifiait Willow dans son enfance et s'amusait à la tourmenter dès qu'Amagmalion s'absentait sans emmener son protégé. Le jeune homme s'était vengé lors de six ans, en lui fracassant le genou au cours d'un duel dans les règles de l'art. A cet époque les autres assassins le craignaient déjà, sauf Yorvant. Après cette cuisante défaite face à un enfant, il avait baissé les yeux chaque fois qu'il croisait le chemin de Willow.
- Les assassins ont infiltré nos rangs ! s'exclama-t-il.
Le plan d'Amagmalion lui apparut avec clarté, comme s'il se baladait dans l'esprit du dragon. Il voulait détruire le bouclier pour livrer Amaris à la fureur des dieux démiurges et mener le monde à sa fin ! Il n'aurait aucun scrupule à effacer toute vie, même la sienne. Il avait glissé un jour à Willow, qui refusait d'exécuter un salto arrière depuis le haut d'un toit par crainte de se rompre le cou :
- La mort ne doit pas t'effrayer Willow. Je l'ai déjà expérimenté et elle est douce. Ce qui fait souffrir, c'est l'agonie avant de sombrer. Si tu te blesses mortellement, je promets d'abréger tes souffrances. Alors saute, tu n'as rien à craindre.
Il n'existait qu'une seule façon de stopper le massacre qui se profilait à l'horizon : tuer Amagmalion. Willow dévala la butte, Omphale et Aurélius sur les talons.
- On peut savoir où tu vas ?
- Je n'ai pas le droit de m'opposer entre les dieux démiurges et leur progéniture mais je peux encore infliger une raclée au dragon sanglant.
- Est-ce que tu es fou ? Il est sous sa forme la plus puissante, même notre père n'a pas réussi à le vaincre les deux fois où ils se sont affrontés !
- Alors la troisième sera la bonne, dit férocement le jeune homme.

Chevalier dragon, tome 4 : La guerre d'AmarisWhere stories live. Discover now