Chapitre 42 : Incertitudes

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Les bains étaient presque vides en ce milieu d'après-midi et il n'eut aucune difficulté à trouver un bassin libre, tout au bout du couloir. L'eau chaude le plongea dans une douce torpeur. Il posa sa nuque contre le rebord et ferma les yeux. Il oublia ses tracas pour un temps et laissa la chaleur l'engourdir de sommeil. Un remous dans l'eau brisa sa détente.
Il ouvrit les yeux et se redressa pour se donner un peu de contenance. La surprise le réveilla en un battement de cœur quand il découvrit Nerva face à lui. Son ami, tout aussi étonné, ouvrit des yeux grands comme des soucoupes.
- Kalam ? Je ne m'attendais pas à te croiser là.
Le jeune homme répondit en tâchant de ne pas laisser transparaître sa gêne :
- Moi non plus ! Je suis venu plus tôt pour détendre un peu mes muscles. Je vais avoir de belles courbatures demain.
- Alors nous avons eu la même idée, rit Nerva en s'immergeant dans l'eau jusqu'aux épaules.
Ses longs cheveux noirs, relevés en un gigantesque chignon, dégageaient son visage parfait. Kalam compta sur la vapeur qui flottait dans la pièce pour camoufler sa rougeur. Gaïara jouait avec ses nerfs ! Pourquoi est-ce qu'elle envoyait toujours Nerva auprès de lui ? Il inspira pour se calmer. C'était un bain commun et ce n'était pas la première fois qu'il voyait un homme nu ! Sauf que Nerva était le seul à remuer autant de sentiments déstabilisants en lui, pour des raisons qu'il ne s'expliquait toujours pas.
- Tu manges avec nous ce soir ? Nous n'avons pas vraiment eu le temps de discuter à midi à cause des entraînements. Willow et Omphale aimeraient faire plus ample connaissance avec toi, je crois que tu leur plais bien.
- Avec plaisir ! Ils m'intriguent aussi à vrai dire, surtout Willow. C'est vraiment un guerrier redoutable.
- Oui, il a la guerre dans le sang, sourit Nerva. Et il n'abandonnerait sa place de numéro un pour rien au monde : c'est un compétiteur dans l'âme. Mon père pense qu'il a le niveau pour égaler Aymeric.
- Qui est Aymeric ? demanda Kalam.
- Le meilleur épéiste de tout Amaris. C'est aussi le père de Willow et Omphale. Il n'a été vaincu que deux fois : lors d'un combat déloyal et face à Praeslia.
- Il a affronté Praeslia ?! s'écria le jeune guerrier. La déesse de la guerre en personne ?!
- Bien entendu : il s'agit de sa mère après tout.
Kalam en resta bouche bée. Ainsi donc Willow descendait directement de la déesse de la guerre grâce à son père ? Sa puissance écrasante s'expliquait enfin, même si le Hérance soupçonnait aussi que du talent et des efforts se cachaient derrière cette force surhumaine. Les anciens racontaient que les demi-dieux existaient mais qu'en croiser un relevait de la chance la plus inouïe.
Dire que la forteresse d'Amaris abritait toute une famille ! Kalam avait affronté le descendant de la déesse de la guerre ! Il accepta sa défaite avec d'autant plus d'humilité. Les simples mortels ne rivalisaient pas avec les dieux et leur progéniture.
Il masqua son admiration alors qu'il dînait en présence des jumeaux le soir-même. Willow engloutit son assiette plus vite qu'un serpent ne fondrait sur une gerbille alors qu'Omphale grignotait la sienne avec lenteur, occupée à résumer à Nerva et Kalam l'avancement du rangement de la bibliothèque.
- Nous avons un livre sur les coutumes des peuplades du désert. J'ai consulté le chapitre sur les Hérances par curiosité mais il n'était pas très détaillé, expliqua-t-elle. Je pense qu'il mériterait qu'on l'étoffe et j'ai dressé une liste de questions. Est-ce que tu accepterais de répondre dès à présent ?
Kalam accepta, heureux qu'on s'intéresse aux traditions de sa tribu. Il répondit avec le plus d'exactitude et la jeune femme l'écouta avec passion. Elle exigeait souvent des détails que Kalam s'efforçait de lui donner. Nerva et Willow tendaient eux aussi l'oreille à son récit, captivés par les descriptions exotiques du jeune guerrier.
Omphale s'intéressa vite à un chapitre particulier de la vie chez les Hérances : celui de l'amour. Kalam s'attendait à ce qu'il arrive, si bien que son malaise ne grimpa pas en flèche.
- Chez vous, comment sont décidées les unions ? demanda Omphale. Il y a peu de détails dans le livre que j'ai lu. Est-ce qu'il y a des coutumes particulières ?
- Ce n'est pas complexe. Un guerrier accompli peut épouser n'importe quelle femme qui veut bien de lui. Généralement les femmes courtisent les hommes les plus habiles au combat. Les plus forts donnent les meilleurs enfants, c'est bien connu.
- Donc, comme tu es un guerrier confirmé, tu as déjà une compagne ? s'enquit Willow.
Kalam déglutit et lutta farouchement pour que son regard ne glisse pas vers Nerva.
- Je n'ai pas encore choisi. J'ai le temps et mon engagement dans l'armée était plus important que de me marier.
- Et quand tu rentreras ? Tu prendras une compagne ?
La question, posée par Nerva, sonna étrangement aux oreilles de Kalam. Quelles émotions flottaient derrière le ton calme de son ami ? Était-ce une pointe d'urgence et de détresse qu'il percevait ? Le visage détendu de Nerva le détrompa. Il rêvait en prenant ses désirs pour des réalités.
- Je n'en suis pas là, dit-il. Pour le moment, je veux empêcher la fin de notre monde.
- Au moins tu as le sens des priorités, ricana Willow. La guerre avant l'amour.
- Comme on peut s'y attendre de la part de notre insensible à la romance, se moqua sa jumelle. Tu termineras vieux garçon.
- Mon bon copain Nerva m'accompagnera sur cette voie saine.
- Nerva a embrassé plus de filles que tu n'en approcheras jamais en une vie ! rit Omphale.
Kalam tressaillit et baissa le nez sur son assiette à moitié vide. La brûlure au fond de son ventre revenait, plus forte que jamais. Il essaya de se raisonner : Nerva faisait bien ce qu'il voulait avec qui il voulait. Lui aussi avait embrassé des membres de la gente féminine, et alors ?
Ça n'avait rien d'étonnant à ce que Nerva aime la compagnie des femmes. Avec un visage, un corps et un tempérament doux comme le sien, il en attirait sans doute des hordes entières. Kalam ne faisait pas le poids face à elles.
- Tu n'as plus faim ? s'inquiéta son ami.
Le guerrier trouva la force de sourire.
- Je prends juste mon temps. Ce n'est pas bon pour la santé de manger trop vite.
- Dommage, je rêvais déjà d'une portion supplémentaire, ronchonna Willow.
- Si tu continues à manger autant tu vas enfler avant tes vingt ans, lança Omphale.
- Je m'en fiche. Je préfère avoir le ventre plein plutôt que d'être maigre comme un clou pour plaire au plus grand nombre.
Omphale renonça à convaincre son frère des bienfaits d'une alimentation équilibrée et ils arrêtèrent de parler des Hérances pour se chamailler comme des enfants. Cette ambiance, étrange pour Kalam, le séduisit. Il ne régnait rien de de trop sérieux, c'était presque familial. Loin d'eux, les Hérances de son âge mangeaient sans un mot, dans le strict respect des règles de la tribu.
Kalam surprit les yeux perçants de son géniteur dardés sur lui. Le sourire sur son visage s'effaça. Nerva remarqua sa perte de bonne humeur et demanda pointant Reydan du menton :
- C'est ton père ? Tu lui ressembles comme deux gouttes d'eau.
L'appétit de Kalam le déserta pour de bon. Il détestait qu'on souligne à quel point il était semblable à son géniteur, il lui arrivait de haïr son visage. Il se leva de table.
- Je vais vous laisser, je suis fatigué. Tu peux terminer mon assiette Willow.
Il s'agissait d'un semi-mensonge. Il s'enferma dans sa chambre, rempli de contrariété. Le commentaire de Nerva l'affectait profondément. Il tâta la peau de son visage. Pourquoi est-ce qu'il n'avait pas les traits de sa mère ? Pourquoi est-ce qu'il était né presque identique à son géniteur ? Il rêvait parfois de se défigurer, de rayer cette beauté répugnante pour laquelle les femmes de sa tribu luttaient déjà.
Il s'allongea avec le cœur serré. Son esprit dériva vers le désert et sa chère mère. Cette dernière n'était rien de plus qu'une épouse docile et presque soumise, comme il l'avait compris en grandissant. Est-ce qu'il traiterait sa future femme de la même manière que son père ? Est-ce qu'il ne la considérerait que comme un outil pour concevoir des enfants mâles capables de lui succéder ?
Il espérait que non. A défaut d'une femme à aimer, il espérait trouver une amie, une confidente, un soutien avec qui il pourrait parler du plus important comme des futilités.
Il tournait à droite et à gauche sur son lit, à la poursuite d'un sommeil fuyant, lorsqu'on frappa à sa porte. Il se leva d'un bond souple, paniqué. A cette heure de la nuit, un seul visiteur oserait s'inviter dans sa chambre, celui qu'il désirait le moins voir. Il n'oubliait pas le regard lourd de menaces de son père lors du repas. C'était une œillade qui promettait des représailles.
Il ouvrit craintivement la porte. Une vague de chaleur lui monta au visage en découvrant Nerva sur le seuil. Vêtus d'un pantalon en toile fine et d'une chemise blanche, il tenait un bol fumant entre ses mains.
- Je te réveille ?
- Non ! Non, pas du tout. Qu'est-ce qui se passe ? Tu as besoin de quelque chose ?
- Je t'ai préparé une infusion. Elle aide à détendre les muscles et à apaiser l'esprit. Tes courbatures seront moins intenses demain.
- Merci, c'est gentil de ta part. Tu...Tu veux entrer ?
Nerva ne se fit pas prier. Kalam l'invita à s'asseoir sur son lit et alluma une bougie. Le mobilier modeste de sa chambre devint flagrant mais Nerva ne s'en formalisa pas. Il jeta un œil au maigre bagage de Kalam tout en lui tendant sa préparation.
- Tu as peu d'effets personnels.
- Nous voyageons léger chez les Hérances. Je n'ai besoin de rien, en dehors d'une tenue de rechange et de ma lance.
Il plongea les lèvres dans l'infusion préparée par son ami pendant que celui-ci s'asseyait en tailleur sur le matelas. Le breuvage brûlant au goût de plantes lui rappela le thé du désert, en moins âpre et avec une pointe de miel. Le liquide le réchauffa de l'intérieur et il le but d'une traite. Il reposa le bol vide entre les mains de Nerva.
- Merci, c'était délicieux !
- C'est une recette de mon père, je la réalise souvent. Il m'a transmis sa passion pour les plantes et les remèdes.
Kalam s'installa à ses côtés sur le lit et demeura silencieux. Il ne savait pas quoi dire. Dès que ça concernait Zacharie, il se sentait plein de honte et retournait des années en arrière, le jour où il avait surpris son géniteur en train de harceler le chevalier dragon. D'ailleurs, il se doutait que Reydan rôdait dans les parages pour revoir son ancien amant plutôt que pour surveiller les jeunes Hérances.
- Tu es parti en précipitation à la fin du dîner. Quelque chose n'allait pas ? Est-ce que c'est parce que j'ai évoqué ton père ?
La justesse de son intuition surprit Kalam. Pourquoi Nerva le sondait-il si bien alors qu'ils se connaissaient si peu ? Il hocha la tête et murmura :
- Je ne l'aime pas. En fait, je le déteste. Il me considère comme un pion plutôt que comme un fils et il a des défauts impardonnables...Il a commis des erreurs monstrueuses dans sa vie et il m'arrive de craindre d'emprunter la même voie à cause de notre ressemblance...Je ne parle pas que de notre physique mais de quelque chose de plus profond...
- Est-ce que je t'ai déjà dit que Zacharie n'était pas mon vrai père ?
- Je crois que oui, lorsque nous étions enfants et que nous construisions notre cabane, se remémora Kalam.
- Mes vrais parents sont Jiao Fang et Han Tian. Mon père est un prince du royaume d'Hangaï, je suis de sang royal. Pourtant je n'ai jamais reçu la moindre lettre de leur part, ni la moindre visite. Je ne les reconnaîtrais pas s'ils me croisaient. Je sais que je leur ressemble mais je préférerais être comme Zacharie : c'est lui mon vrai père. Il m'a élevé et soutenu sans faillir. Avant je regrettais qu'il ne soit pas mon père par le sang mais, en grandissant, j'ai appris que ça n'avait aucune importance. L'amour qu'il me porte le rend digne que je l'appelle père.
La confession de Nerva toucha Kalam. Il en parlait avec un naturel teinté de tendresse. On sentait dans ses mots qu'il tenait à Zacharie plus que tout au monde.
- J'espère trouver un jour quelqu'un à qui tenir autant, soupira Kalam.
- Peut-être une femme de ta tribu ? suggéra Nerva.
- Ce n'est pas là-bas que mon cœur m'attire, répondit audacieusement le jeune guerrier.
- Où alors ?
Un silence nerveux plana entre eux. Kalam possédait la réponse à cette question mais il était hors de question de l'énoncer à haute voix. Il observait la flamme de la bougie qui ondulait sous l'assaut des courants invisibles pour ne pas croiser les iris mordorées de Nerva. Elles le détaillaient avec une minutie troublante, il les sentait sur lui.
Des doigts glissèrent sur les siens. Son cœur démarra à un rythme effréné, son sang se mit à bouillir dans ses veines alors que sa respiration accélérait. La peau de Nerva, douce et chaude contre la sienne, lui arracha un frisson. Il le regarda enfin. L'intensité qu'il dégageait le subjugua et il cessa de penser de façon cohérente. Interprétait-il mal la situation ?
Pourtant le visage parfait de Nerva se rapprochait dangereusement et comblait le maigre espace qui les séparait. Kalam déglutit, nerveux et excité à la fois. Il n'avait jamais imaginé une telle situation, même dans ses rêves les plus fous. Les lèvres de Nerva s'entrouvrirent avec une sensualité qui laissait présager des délices encore inconnus.
Il s'apprêtait à les goûter mais des coups puissants frappés contre la porte de sa chambre brisèrent l'atmosphère intense et le rêve se dissipa.
- Kalam, ouvre.
La voix impérieuse de son père paniqua le jeune homme. Qu'est-ce qu'il venait faire ici ? Si jamais il le surprenait avec un homme dans une proximité presque intime...Il se leva et tâcha de se composer un visage calme. Il ne devait rien laisser paraître, pour son bien comme pour celui de Nerva.
Reydan attendait sur le seuil, les bras croisés dans une posture autoritaire. Il écarta Kalam pour pénétrer dans sa chambre, sans le moindre respect pour son intimité. Son expression se durcit à la vue de Nerva, plus immobile d'une statue de pierre.
- Qui est-ce ? questionna-t-il d'un ton sec.
- Je suis Nerva Silas, un compagnon d'armes de Kalam. Nous nous entraînons dans la même unité.
La présentation polie de son ami ne dérida pas son géniteur dont l'humeur s'assombrit davantage.
- Silas tu dis ? Comme Zacharie Silas ?
- Exact : il s'agit de mon père.
Kalam mourait d'envie de bâillonner Nerva pour l'empêcher d'en révéler trop. Le visage de Reydan avait à présent la dureté du fer. Ses yeux pâles inspectaient Nerva d'une façon inquisitrice qui ne plût pas du tout à Kalam.
- Je vais vous laisser parler en privé, annonça Nerva. Nous nous voyons demain à l'entraînement Kalam.
Le jeune guerrier cacha mal sa déception. Le moment qu'ils partageaient un peu plus tôt ne reprendrait pas ce soir. A cette pensée, un poids lui tomba au fond du ventre. Il jouait à un jeu dangereux, surtout avec son père dans les parages.
- Qu'est-ce qu'il faisait ici ? l'interrogea son géniteur.
- Il m'a apporté une tisane pour soulager mes douleurs musculaires.
- Parce que tu es incapable de supporter la souffrance maintenant ? Je ne t'ai pas éduqué pour que tu sois incapable d'endurer des courbatures. Méfie-toi de ce Nerva : j'ai connu son père. Il vivait parmi les Hérances avant son exil. Il corrompait les hommes de notre tribu et il n'est pas impossible que son soi-disant fils ait lui aussi cette tare.
Kalam contracta les mâchoires à s'en faire mal. L'hypocrisie de son père soulevait en lui une vague de colère mêlée de haine. Il se concentra pour ne pas exploser et les réprimandes de son père se noyèrent dans un magma imprécis que sa rage reléguait en fond sonore.
- Tu entends quand je te parle Kalam ?
- Tout à fait père, répondit-il par automatisme.
- Ne laisse pas cet endroit te ramollir. Tu es déjà un guerrier, pas une quelconque recrue qui apprend l'art de la guerre. N'oublie pas cela où tu déshonoreras le nom des Amayaz.
Il claqua la porte sur cette belle parole quilaissa Kalam de marbre. Il aurait préféré naître sans porter ce maudit nom,sans avoir ce père hypocrite. Mais les dieux en avaient décidé autrement. Iln'arriva pas à se sortir Nerva et les mises en garde de son père de l'esprit,même lorsque le sommeil l'emporta.

Chevalier dragon, tome 4 : La guerre d'AmarisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant