Chapitre 43 : Partie de chasse

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Il se réveilla aussi épuisé qu'après une longue veille et mangea peu. Nerva, qui le rejoignit pour déjeuner, avait une tête pire que la sienne. Ses cernes marqués inquiétèrent Kalam, tout comme son teint pâle.
- Tu vas bien ?
- Pas vraiment...Je suis fatigué, j'ai fait un rêve horrible qui a duré toute la nuit et qui n'arrêtait pas de me réveiller. Chaque fois que je me rendormais, il reprenait.
- De quoi est-ce que tu as cauchemardé ? s'inquiéta le jeune Hérance.
- Je préfère ne pas en parler, sans vouloir te vexer. Ce n'est pas pour des raisons personnelles mais parce que c'est perturbant et je n'ai pas envie que tu me prennes pour un fou...
- Je ne te prendrais jamais pour un fou ! répondit vivement Kalam.
Ils échangèrent une œillade pleine d'intensité et la même ambiance que la nuit dernière s'établit entre eux, les coupa du reste du monde. Kalam piqua un fard et termina rapidement sa tranche de pain avant de succomber à l'attraction magnétique de Nerva. Il se maîtrisait de moins en moins bien et craignait qu'un observateur extérieur s'en aperçoive et rapporte son comportement à son père.
Ce qui le gênait le plus, c'était de ne pas comprendre les sentiments qui animaient Nerva. Son ami conservait toujours ce sourire doux que Kalam soupçonnait de plus en plus de n'être qu'une façade. Aucune autre émotion ne transparaissait derrière ce masque figé qu'il peinait à décrypter.
Pire que ça : il en venait à se demander s'il ne fantasmait pas ce qui se passait.
Dans leur enfance, Nerva était déjà très tactile. Sa main sur la sienne hier n'était sans doute qu'un geste amical que Kalam amplifiait à cause de son cœur chamboulé. Il refusait de s'égarer sur cette voie dangereuse où son père errait toujours en pensant que Zacharie l'aimait et que ce n'était qu'une question de temps avant qu'il revienne vers lui.
Kalam ne voulait pas devenir aussi fou que son géniteur et vivre une existence de déni et de colère. Il refoula ses sentiments pour la journée, agacé. Il était là pour se battre, pas pour batifoler ! Suite à sa résolution, son existence prit un tour plus ordinaire.
Il s'entraînait avec rigueur et ses performances talonnaient sans cesse celles de Willow et Nerva. Il apprit à connaître les jumeaux et s'intégra très bien au trio qu'ils formaient avec Nerva. Il se sentait dans son élément, à sa juste place. Aucun événement semblable à celui qui avait débuté dans sa chambre entre Nerva et lui ne se reproduisit.
Cela le soulageait et l'irritait à la fois. Son ami se comportait le plus normalement du monde en sa compagnie, ce qui l'aida à prendre de la distance avec ses sentiments trop envahissants qui refusaient de s'amoindrirent.
Il s'estimait heureux de lui parler, de le côtoyer, de l'admirer. Mais plus il apprenait à le connaître et plus son affection pour lui s'enracinait dans son cœur. Nerva le fascinait à tel point qu'il rêvait de lui presque toutes les nuits et il ne s'agissait pas de songes innocents !
Kalam attendait avec impatience que son géniteur annonce son départ pour se détendre un peu et cesser de toujours regarder par-dessus son épaule pour savoir si Reydan l'observait ou non. Ce dernier s'éternisait dans la forteresse, sans doute pour tenter de récupérer son précieux Zacharie.
Le jeune guerrier mourrait toujours de honte lorsqu'il rencontrait le père adoptif de Nerva au détour d'un couloir. Il le saluait avant de baisser la tête vers la pointe de ses bottes. Son visage rappelait celui de Reydan à Zacharie, il n'en doutait pas une seconde.
Son agréable routine bascula par un jour de repos. Il déjeunait avec Nerva lorsque Willow surgit, chaudement vêtu.
- Allez les amis, que diriez-vous d'une partie de chasse aujourd'hui ?
Kalam et Nerva soupirèrent en parfaite synchronisation. Willow adorait la chasse, elle constituait son passe-temps préféré. Il était le seul à arpenter les bois après une journée d'entraînement ardue pour ramener quelques pièces de gibier que les cuisiniers servaient à table le soir.
- Quoi ? s'agaça-t-il. Vous avez envie de passer la journée au chaud, les pieds sous une couverture et un livre entre les mains ? Vous êtes des vieillards ou quoi ? Ma sœur a accepté de m'accompagner, venez avec nous aussi ! A quatre, nous serons plus efficaces ! Les gardes qui patrouillaient sur les remparts ce matin m'ont dit avoir vu un magnifique chevreuil à la lisière des bois !
Comme Nerva accepta de participer pour faire plaisir à son ami, Kalam décida de les accompagner. Il enfila ses vêtements les plus chauds, offerts par la forteresse pour ne pas se congeler sur place lors des entraînements. Ils le couvraient comme une seconde peau handicapante car ils gênaient ses mouvements. Manque de chance, il en avait besoin pour ne pas mourir de froid !
Willow et Nerva l'attendaient devant les écuries. Malgré ses grosses couches de vêtements, Nerva demeurait délicieux aux yeux de Kalam car rien ne parvenait à entacher sa beauté. Omphale avait déjà sellé les chevaux, qui piaffaient d'impatience. Le jeune guerrier adorait les équidés mais de loin. Il avait découvert qu'il n'était pas un bon cavalier, bien au contraire. Il toucha sa lance pour se donner du courage.
Il était le seul à ne pas porter un arc et un carquois. Même Nerva, sans renier la traditionnelle arme des Hérances, en avait avec lui. Kalam ne s'en inquiéta pas. Il aiderait à rabattre le gibier et il pouvait toujours viser une cible mouvante de loin, comme il l'avait déjà expérimenté dans le désert. Il faisait confiance à la force de son bras.
- J'ai un petit quelque chose pour la route ! clama Willow en extirpant trois gourdes de sous son manteau. C'est de l'eau de vie que j'ai chapardé dans les cuisines. Ça nous réchauffera sur le chemin du retour.
- Tu as encore volé dans les cuisines ? s'offusqua sa sœur. Il faut que tu perdes cette mauvaise manie !
- Ce n'est que justice ! Je rapporte de la viande pour nourrir les soldats, je peux bien prendre un peu d'alcool ou des friandises de temps en temps ! Tenez, ça servira à fêter notre victoire où à noyer notre chagrin en cas d'échec.
Ils acceptèrent tous la gourde qu'il leur confia avec un enthousiasme mitigé. Ils se mirent en selle et prirent la direction de la forêt au pas. La neige crissait sous les sabots des chevaux et leurs souffles formaient des nuages de vapeur compacts dans l'air glacé.
La peau de Kalam ne tarda pas à la picoter à cause du froid. Il rabattit sa capuche sur son visage autant que possible, grelottant. Nerva amena son cheval à sa hauteur.
- Tu as l'air glacé.
- Je le suis ! La neige est magnifique mais c'est une sacrée vicieuse ! Rien à voir avec le sable du désert ! Le pire ce n'est pas le froid mais l'humidité : elle est partout !
- Tu vas te réchauffer dès que nous nous mettrons à courser une proie, lui assura son ami. Et si ça devient trop insupportable, tu peux regagner la forteresse. Il ne faudrait pas que tu tombes malade.
La sollicitude de Nerva le toucha. Il refusa cependant d'afficher sa faiblesse et se redressa sur sa monture.
- C'est la première fois que je chasse à cheval dans une étendue glacée, je ne veux pas manquer cette opportunité !
- Alors j'espère que nous rapporterons un bel animal, pour que tu conserves un souvenir mémorable de cette journée !
Kalam acquiesça avec bonheur. Willow ouvrait la marche, suivi par sa jumelle. Il examinait attentivement le sol, en quête de traces dans la neige épaisse. Le jeune Hérance en repéra beaucoup mais aucune ne semblait satisfaire le garçon à la chevelure immaculée.
- Pourquoi Willow ne s'attarde pas sur les traces qui sont là ? demanda-t-il à Nerva.
- Les pistes sont trop vieilles, l'animal à qui elles appartiennent est déjà loin. Il cherche un passage récent.
Kalam se rendit compte qu'il ignorait tout de l'art de la chasse. Nerva lui expliqua une partie des subtilités de cette pratique à voix basse, alors qu'ils chevauchaient entre les arbres nus. Kalam ne vit pas le moindre être vivant dans les parages. Ils progressèrent des heures dans la poudreuse dont la luminosité aveuglante lui irritait les rétines avant que Willow s'écrit :
- Là ! La piste est récente ! Descendons de cheval et avançons doucement.
Kalam obéit, soulagé. Ses jambes étaient irritées à force de chevaucher. Ses bottes s'enfoncèrent dans la neige épaisse et Omphale chuchota :
- Faites attention où vous posez les pieds. La neige recouvre parfois des trous.
Kalam déglutit et veilla à rester dans les traces de ses compagnons alors qu'ils s'enfonçaient dans les profondeurs de la forêt. Des flocons tombèrent du ciel gris alors qu'ils remontaient la piste de leur proie. Willow pesta :
- Les traces vont être recouvertes !
- Nous devrions effectuer demi-tour pendant que la chute des flocons est encore douce, suggéra sa sœur. Ourania m'a dit qu'un risque de tempête était envisageable pour la soirée...
- Ce n'est pas encore la nuit, objecta son jumeau. Notre gibier est tout proche. Si nous l'attrapons rapidement, nous rentrerons à la forteresse d'Amaris avant la fin de l'après-midi.
- Ce que tu peux être têtu ! grogna Omphale.
Ils poursuivirent leur traque, en chasseurs appliqués. Marcher réchauffa Kalam, qui ne sentait déjà plus le bout de ses oreilles et de son nez. Il agita ses doigts gourds et pria pour que l'animal qu'ils poursuivaient se montre bientôt. Willow murmura, après le franchissement d'un ruisseau congelé :
- Elle est presque là !
- Nous approchons dangereusement des ravins, nous devrions ralentir l'allure, le prévint Omphale.
Son jumeau obtempéra de mauvaise grâce. Kalam suivait sans broncher, tout comme Nerva. Son ami admirait le paysage blanc de ses beaux yeux dorés semblables à deux soleils. Leur rayonnement échauffa le cœur de Kalam et renforça sa détermination. La chasse s'annonçait difficile mais tout était supportable avec Nerva à ses côtés !
La neige se renforça mais Willow annonça :
- Nous touchons au but !
- Tu as déjà dit ça ! râla sa sœur. Il est temps de faire demi-tour. La neige va recouvrir les empreintes et nous allons nous perdre dans la tourmente !
- Hors de question ! Nous ne regagnerons pas la forteresse les mains vides ! Ce n'est qu'une petite tempête de neige, rien d'insurmontable.
- Nous ne sommes pas tous des surhommes comme toi ! Nous nous congèlerons avant que le temps s'apaise ! se fâcha Omphale.
- Je suis de l'avis d'Omphale, intervint Nerva. Si une tempête approche alors nous devons nous abriter. Retournons à la forteresse !
- Vous vous liguez tous contre moi si je comprends bien, soupira Willow. Très bien ! Rentrons puisque le groupe en a décidé ainsi !
Kalam lutta pour ne pas bondir de joie. Il ne supportait plus la neige qui s'écrasait sur lui et le vent glacé qui lui fouettait le visage. Il désirait un bon feu de cheminée et un verre de vin chaud ! La chute de neige s'intensifia, compliquant leur retraite vers les chevaux. Kalam ne distinguait plus la silhouette de Willow. Celle d'Omphale se confondait avec les flocons de neige fous qui tourbillonnaient et brouillaient sa vision. Il se tourna vers Nerva et hoqueta. Son ami n'était plus là ! Il plissa les yeux et vit un mouvement entre deux arbres.
- Nerva ! cria-t-il.
Pas de réponse. La neige et le vent étouffaient les sons, emportaient sa voix. Il hurla à Willow et Omphale :
- On dirait que Nerva nous a perdu de vue, il s'éloigne ! Nous devons faire demi-tour !
Le vent noya ses paroles, les jumeaux ne se retournèrent pas. Ses yeux allèrent d'eux à la silhouette de Nerva qui s'éloignait de plus en plus. Il peinait à le distinguer, la tempête l'avalerait bientôt ! Il prit sa décision sur un coup de tête. Il effectua demi-tour et s'élança sur les traces de Nerva.
La neige le ralentissait, le froid volait sa chaleur. Il tint bon et arriva tant bien que mal derrière son ami.
- Nerva ! Nerva !
Ce dernier garda le silence. Il progressait d'une démarche vacillante. Est-ce que le froid lui faisait perdre la tête ? Kalam posa une main sur son épaule et le secoua. Nerva poursuivit sa route sans lui prêter la moindre intention. Quelque chose clochait. Kalam insista mais son ami l'ignorait toujours.
Kalam ouvrit la bouche pour le houspiller mais la referma aussitôt. A deux pas d'eux, la neige cédait la place au vide. Le ravin ! La panique gagna le jeune guerrier. Il empoigna Nerva par les épaules et cria :
- Arrête ! Tu marches vers le vide !
Nerva effectua un pas de plus en le traînant derrière lui. D'où lui venait cette force ? Kalam planta ses bottes dans la neige et lutta pour le maintenir en place. Ses doigts engourdis peinaient à maintenir leur prise sur le manteau de Kalam car ses gants en cuir glissaient sur le tissu mouillé par la neige. S'il lâchait, Nerva tomberait tête la première dans le vide ! Il se romprait le cou et mourait. Cette éventualité déclencha en lui l'énergie du désespoir.
Il ceintura la taille de Nerva et le souleva du sol. Son ami se tortilla sans émettre la moindre protestation. Kalam cria, le supplia de se calmer, l'implora de retrouver la raison et de regagner la forteresse avec lui. Ses supplications se heurtèrent à un mur de silence tandis que Nerva se contorsionnait pour lui échapper.
Son regard croisa celui de Kalam une fraction de seconde. Le choc rendit le jeune guerrier muet d'étonnement. Les beaux yeux dorés de Nerva n'étaient plus que deux globes blancs, sans pupille ni iris. Que se passait-il ?! Était-ce à cause du froid ? Dans sa surprise, Kalam relâcha sa vigilance.
Nerva lui échappa. Il n'était plus qu'à un pas du précipice et effectua la dernière enjambée. Kalam agrippa l'arrière de son manteau. Seuls les talons de Nerva s'ancraient encore dans le sol. Son corps se penchait vers le vide, attiré vers le fond. Kalam soupira de soulagement, trop tôt.
La neige et la glace cédèrent sous les pieds de Nerva avec un craquement. Son ami bascula mais il ne le lâcha pas et sombra à sa suite. Sa peur s'éteignit en atteignant son paroxysme, remplacée par une froide évidence : ils mourraient sans doute de la chute. Kalam refusa que Nerva rejoigne le domaine des morts aussi tôt. Il le plaqua contre lui, entoura sa tête de ses bras et se tourna, le dos offert au vide.
Il rencontra le sol avec une rapidité foudroyante. Il s'attendait à ce que ses os se brisent en mille morceaux. Au lieu de ça, il s'enfonça dans une épaisse couche de neige qui amortit en partie leur chute. L'impact chassa tout de même l'air de ses poumons. Ses oreilles sifflèrent et des points noirs dansèrent devant ses yeux. Son dos pulsait de douleur : la surface gelée de la neige l'avait percuté de plein fouet.
Il gémit et mobilisa toute sa volonté pour se redresser. Il mourrait d'envie de se reposer un peu mais fermer les yeux dans cette étendue blanche était synonyme de mort. Dans ses bras, Nerva poussa un cri étranglé. Son ami remua et murmura :
- J'ai...J'ai mal...
- Nerva ! Tu es revenu à toi !
- Où est-ce que nous sommes ? Où sont Willow et Omphale ?
- Nous nous sommes écrasés au fond du ravin. Nous pouvons remercier la neige sinon nous serions morts sur le coup. Willow et Omphale sont déjà loin, tu t'es éloigné d'eux alors que nous regagnions la forteresse. Tu ne t'en souviens pas ?
- Non, répondit Nerva après un silence. J'ai un trou de mémoire...
Kalam pinça les lèvres, inquiet. Il décida cependant de chercher une explication rationnelle plus tard.
- Nous devons rapidement trouver un abri : la tempête arrive.
Ils avaient survécu à leur chute mais le froid risquait encore de les tuer bien plus cruellement. Il se releva et entraîna Nerva à sa suite. Son ami posa un gémissement de douleur.
- Ma cheville ! glapit-il. Elle me lance...
- Prend appui sur moi, lui conseilla Kalam.
Ralentis par la blessure de Nerva que le jeune guerrier espérait sans gravité, ils progressèrent avec une lenteur désespérante. La rivière, gelée depuis belle lurette, craquait parfois sous leurs pieds sans se fendre. La glace était si épaisse que Kalam aurait pu bondir dans tous les sens sans la briser.
Le vent s'intensifia et les flocons doublèrent de volume. Ils se collaient au visage du jeune Hérance et déposaient des morsures glacées sur sa peau. Ils marchaient à l'aveuglette, pressés l'un contre l'autre pour partager une chaleur décroissante.
Ils longeaient la paroi du ravin, qui offrait une maigre protection, quand un abri se présenta enfin à eux. La roche s'incurvait vers l'intérieur pour former une petite grotte. Elle n'était pas assez grande pour contenir plus de trois personnes ou pour qu'on se tienne debout mais Kalam se précipita dedans. Il installa Nerva le plus au fond possible et se laissa tomber au sol, épuisé.
Leur traque dans la neige avait sapé ses forces et les derniers événements achevaient de lui extirper ses ultimes étincelles d'énergie. Il régnait dans la grotte une humidité glacée mais le vent n'entrait pas et la neige ne les harcelait plus. Ils étaient à l'abri, pour l'instant.

Chevalier dragon, tome 4 : La guerre d'AmarisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant