Une fois arrivée sur le parcours d'entraînement du campus – qui était d'ailleurs tout au fond de l'école – le professeur était déjà en plein discours. Il tenait une sorte de drapeau qui flottait doucement au rythme du vent, dont le vieux manche en bois menaçait de s'effriter. Sa barbe de trois jours, orange comme une citrouille, tout comme ses cheveux coupés courts, entouraient un visage dur, dont une cicatrice traversait l'un de ses yeux d'une couleur ambrée, presque jaune.
Son regard s'attarda sur moi quelques secondes, qui suffirent à augmenter l'angoisse déjà présente depuis qu'Helene m'avait conté les nombreux dangers du Capflag. Il ne nous fit aucune remarque et nous intima d'un geste de la main de rejoindre les élèves agglutinés devant lui.
Nous étions au centre d'un vaste terrain sableux, entouré d'une immense forêt et peu plus loin, à l'écart du groupe, Alec et Leith étaient tous deux adossés au mur de pierre, comme deux chatons sauvages.
Leith semblait calme et affichait un sourire macabre, qui signifiait presque : Les petits nouveaux, croyez moi, vous allez morfler aujourd'hui.
Vu la tête décomposée d'Alec, qui du moins l'était plus qu'à l'accoutumée, leur conversation devait être passionnante. Dans le genre, comment tuer une petite ado de dix-sept ans qui venait de fouiner dans nos affaires ?
— Mademoiselle Riva ? m'interrompit soudain le professeur.
— Pardon ? Oui ?
— L'adage tel père telle fille prend tout son sens. Vous êtes une créature rêveuse et désinvolte, comme Tristan. Puisque vous semblez si intéressée par mon cours, venez donc nous faire une petite démonstration, dit-il en m'intimant de le rejoindre.
— Démonstration ? m'écriai-je.
— J'aimerais que vous me rameniez le drapeau orange en haut de la colline, ordonna-t-il posément en me désignant la monstruosité derrière lui.
La colline devait bien faire vingt mètres de hauteur, si ce n'est plus.
Il voulait me tuer ou quoi ?
Je me sentais capable d'attraper son fichu drapeau, mais cela me prendrait bien trente bonnes minutes de faire le tour par la forêt. Et, à l'entendre, il devait certainement s'attendre à une quelconque utilisation de magie pour se l'accaparer en seulement trois secondes.
— Excusez moi, Monsieur, mais je ne crois pas être la plus qualifiée pour ce genre de...
— Baliverne ! me coupa-t-il. Allez, dépêchez-vous ou ce sera un zéro pour le premier trimestre.
Dans quel bordel m'étais-je foutue ?
Je jetai un regard désespéré vers Hélène et Ali, en attendant une quelconque aide de leur part. Ma mère spirituelle semblait inquiète et me lança un regard rempli de compassion. Quant à Ali, elle se marrait avec Sean.
Merci de votre soutien, les copains.
D'une démarche nonchalante, je me dirigeai vers le diable. Au loin, Leith et Alec m'observaient silencieusement. Le psychopathe retrouva soudainement ce fameux sourire vicieux, comme s'il savait que j'allais lamentablement échouer.
Manque de pot pour lui, son comportement ne fit que m'énerver davantage. Pour qui se prenait-il ? Avec ses pouvoirs « cheatés », il pouvait simplement se téléporter en quelques secondes. Moi aussi, je pouvais y arriver ! Je n'avais certes pas ce don, mais je pourrais utiliser... oui, mes bras et mes jambes, tiens ! J'avais toujours été bonne en escalade après tout.
Je plaçai une main tremblante sur une des roches et l'autre sur une branche en contrebas. Quand je levai la tête et que je ne pus même pas voir le bout de la montagne, ma détermination diminua de moitié.
— Allez, la nouvelle ! Tu nous fais perdre du temps ! cria Céleste.
Je n'avais même pas remarquer sa présence. Je ne pouvais pas risquer une humiliation devant elle, certainement pas. Avec ma deuxième main, je pris brusquement un autre appuie, et commençai à m'élancer.
Seul problème, je n'avais absolument aucun équilibre.
Je restai une demi- seconde, si ce n'est moins, sur la falaise et retombai pitoyablement sur mes pieds. J'entendis les autres pouffer, certains réclamaient aux professeurs d'arrêter ce massacre. Quand je me retournai, seul Alec continuait de me fixer. Leith n'était plus là.
— Saute... dit soudain une voix lointaine.
— Hein ? demandai-je à haute voix.
— Arrête de parler toute seule et bouge toi, hurla de nouveau Céleste, avec un regard moqueur sur sa frimousse de poupée.
— Tu es capable... saute.
Cette voix était monstrueuse. Beaucoup trop intense pour que ce soit un simple élève. Elle était hachée, comme si cette créature était atteinte d'un cancer du poumon.
Voilà maintenant que j'hallucinais. Mais qu'à cela ne tienne.
Je me faisais déjà totalement humilier et n'avais aucunes idées en réserve, autant essayer les conseils de mon ami imaginaire. Je me reculai rapidement de la falaise, d'environ dix mètres puis enfonçai mes pieds dans le sable fin et commençai à préparer mon élan. Je faillis simplement admettre ma défaite tant la situation était ridicule. Comment pouvais-je atteindre ce maudit drapeau avec un saut ? Je me concentrai de nouveau sur la colline qui m'intimait de la rejoindre avec ses grands airs.
Respire profondément.
Go !
Je courus comme une dératée en direction de la colline, puis au dernier moment poussai fort sur mes jambes tout en fermant les yeux. Mes pieds avaient quitté le sol et bizarrement le vent s'était levé. Je sentis carrément une fantastique bourrasque dans mes cheveux, mon ventre était noué, mais mes pieds n'avaient toujours pas touché le sol.
Lorsque je me risquai à ouvrir un œil, j'étais au dessus de la colline. Beaucoup trop au dessus.
Les élèves faisaient la taille d'une fourmi, et le drapeau était à peine visible. Au départ, je n'en croyais pas mes yeux. J'étais au dessus des nuages, et flottai dans les airs comme un oiseau. Jamais je n'aurais pensé ressentir un tel sentiment de liberté de ma vie.
Mais à la seconde d'après, je pris conscience de là où je me trouvais.
Comment allais-je redescendre ?
Le rêve se brisa en mille morceaux.
Je battis des pieds sans pouvoir retenir un cri perçant, mon corps chutant désormais vertigineusement vers le sol. La chute allait être fatale.
L'air me battant violemment le visage, je fermai finalement les yeux et attendis l'impact, incapable de faire quoi que ce soit. Cependant, un violent coup de foudre, similaire à celui que nous avions entendu Alec et moi la nuit où nous avions découvert Leith, me fit rouvrir les yeux.
Le vent s'était arrêté, et avec lui le haut de cœur de la chute. J'étais désormais dans les bras musclés d'Alec. Ce dernier me dévisageait de haut en bas, les cheveux complètement en bataille.
— Ça pour un saut... Tu t'es fait mal ? Ça va ?
C'était bien la première fois que je voyais un air paniqué sur son visage. Sa poitrine se soulevait au rythme de sa respiration haletante et son souffle chaud, à l'odeur mentholée, me caressait le visage.
Était-ce ses dons qui l'avaient mis dans cet état ?
J'aurais aimé que ce soit toujours le cas en tout cas, il était d'autant plus beau maintenant. Ses yeux verts brillaient intensément, luisaient presque comme des diamants. Détourner les yeux allait être difficile.
— Tu m'écoutes ? murmura-t-il en approchant son visage.
Reprends tes esprits ! Tu viens de bondir d'au moins vingt mètres, bon sang.
Je me remis sur mes jambes en prenant soin d'écarter Alec d'une main tremblante. Avec mes jambes qui dansaient le rock, je peinai à rester debout. Mais j'essayais tout de même de faire bonne figure devant tout ce public.
— J'ai fait un saut de vingt mètres sans la moindre idée de comment c'est arrivé, le tout en me faisant humilier par une vingtaine de personnes. Évidemment, ça va, criai-je presque en le repoussant de mon autre main.
Je me sentais beaucoup trop humiliée pour le remercier. Encore une fois ça retombait sur lui, bien que j'ai connaissance de mon comportement honteux à son égard. Je n'avais plus aucune raison de m'en prendre à lui. Certes, il m'avait fait du mal, mais il l'avait fait en ignorant qui j'étais. En étant responsable d'un lieu aussi important que cette école, je ne devais pas m'attendre à ce que l'on m'accueille comme une reine, en particulier avec les attaques dont Atlanta avait été victime.
Je risquai un regard lent sur son visage. Toute trace d'inquiétude était partie. Il avait le même visage que la première fois, dur et froid. Ce regard marmoréen qui me fascinait tant avait perdu toutes ses couleurs. Si j'étais honteuse il y a cinq minute ? Je l'étais d'autant plus désormais.
— Écoute, Alec, je suis déso...
— Ambre, viens avec moi, me coupa-t-il.
Il n'attendit pas ma réponse et me jeta rapidement sur son épaule. J'étais désormais un vieux sac de patate dont les membres pendaient mollement.
— Qu'est-ce que tu fais ? Lâche moi de suite ! hurlai-je en battant des pieds.
En une fraction de seconde, le terrain disparu dans un brouillard épais. En même temps que ma vue se déformait, un haut le cœur faillit me faire régurgiter tout le repas du midi.
Puis, plus rien.
En seulement quelques instants, nous avions quitté le terrain pour une grande salle lumineuse entourée de vieux bibelots. Malheureusement, je me sentais beaucoup trop pâteuse pour admirer cette pièce rustique.
— On s'est téléporté ? demandai-je d'une voix rauque.
— Tu t'en sors plutôt bien. Sean s'évanouit encore après deux ans de pratique.
J'étais à la limite de l'évanouissement pour dire vrai. Je supposais qu'Alec le sentit, car il me posa doucement sur le long canapé en cuir beige. L'odeur de la poussière et le vieux chêne ne faisaient qu'amplifier mon mal de crâne. Une grande table en bois reposait au centre de la salle entourée de je-ne-sais quelles grandes chaises, sûrement des trônes. Ici et là des tableaux étaient disposés sur les murs, des copies sûrement. Je reconnus la femme qui pleure, de Picasso, qui d'ailleurs, se confondait parfaitement à cette ambiance lugubre. Je m'imaginais dans la pièce à vivre d'un riche seigneur du moyen âge.
Un seigneur un brin sanguinaire d'ailleurs.
Sur les murs étaient disposés de nombreuses armes en tout genre : couteau, dague, chaîne, bouclier, arme à feu ... un fouet ?
— Je ne pensais pas que vos relations étaient si... intimes.
Alec ne comprit pas au début et me dévisageait comme la pire des étrangetés. Il regarda alors dans la même direction que moi et comprit très vite.
— Je ne te pensais pas jalouse, Ambre. La prochaine fois ce sera ton tour, si ça t'intéresse autant, dit-il avec un rictus mauvais.
Même si nous avions déjà blagué ensemble auparavant, je ne pouvais cacher ma surprise quand il rentrait dans mon jeu, lui qui était habituellement si solennel. C'était une chose que je ne l'avais jamais vu faire avec qui que ce soit.
— Pourquoi m'as-tu amené ici ? Et c'est quoi cette pièce ? lui demandai-je en m'allongeant sur le sofa.
À la seconde où Alec allait prendre la parole, Leith apparut soudainement en claquant la porte.
— Parfait. On va pouvoir commencer.
Alec avait désormais une mine déconfite. La tension pourtant bon enfant au départ avait changé du tout au tout. Les deux hommes se jugeaient du regard et avaient désormais complètement oublié ma présence. Lassée de la testostérone émanant de ces deux abrutis, je me raclai la gorge et commençai à me lever.
— Tu bouges pas d'ici toi.
Alec accompagna sa parole d'une pichenette sur mon front.
— Ambre, reprit Leith. Tu es au courant de choses qu'il ne faudrait surtout pas...
— Divulguer à tous les étudiants, sinon je t'efface la mémoire blablabla, finis-je à sa place en imitant sa voix. J'ai compris, je ne dirais rien à personne. Maintenant, je veux juste qu'on me fiche la paix et qu'on arrête de m'agacer avec ces histoires. Faites votre boulot et protégez l'école au lieu de perdre votre temps avec moi.
Tout le long de mon récit, je vis le regard amusé d'Alec. J'aurais même juré qu'il se retenait d'éclater de rire vu la fossette qui était apparue au niveau de sa joue.
— Leith, parler avec cette fille ne sert à rien.
Le concerné passa une main rageuse dans ses cheveux bruns. Son regard bleu électrique me scannait des pieds à la tête. Il était aussi splendide que la veille, et ça avait plus tendance à m'agacer.
— Tu as des pouvoirs monstrueux qui pourraient mettre en danger toute l'école, exactement comme cette bête, cracha Leith en jetant un regard méprisant à Alec. Si c'est réellement ce que tu souhaites, je te laisserai pourrir ici, dit-il en éclatant de rire.
Alec ne cilla pas face à cette remarque humiliante, comme s'il avait l'habitude. Dommage pour lui, je refusais qu'un pauvre imbécile me parle de cette façon. Je fixai Leith pendant quelque seconde, personne ne pipait mot, mais l'ambiance était toujours la même. On attendait que quelque chose se produise, éclate, et mette fin à ce lourd silence.
— Qui est le monstre ? Celui qui aide une étudiante sur le point de s'écraser au sol ou celui qui n'en a strictement rien à faire ?
J'avouais que cela me dérangeait fortement de prendre la défense d'Alec, lui qui était si arrogant, mais s'il y avait bien une chose que je détestais, c'était les gens qui jugeaient impunément.
Je me rassis cette fois sur le canapé, pour être à la hauteur de ces deux grands gaillards.
— Tu es supposé être un modèle pour tous les étudiants, mais au lieu de ça, tu t'amuses à dénigrer les membres du conseil et les étudiants que tu es censé protéger, commençai-je avec une voix rageuse. À quoi sers-tu, Leith ?
Une bourrasque de vent fit envoler brusquement mes cheveux devant ma figure. Pendant quelques secondes, je ne vis plus rien du tout. En les enlevant rapidement, en un habile mouvement de la main, la scène devant moi me glaça le sang. La main de Leith, armée d'une fine lame, était à deux centimètres de ma poitrine. Ce qui empêchait la lame de s'enfonçer dans mon cœur était le bras saillant d'Alec qui tenait fortement son poignet. Je regardai les deux garçons, beaucoup trop choquée pour dire quoi que ce soit.
— C'est exactement ça, petite merde, m'avisa-t-il en éclatant de rire. Reconnais ta place et ferme-la.
Il se leva brusquement sans me lâcher des yeux et rangea sa dague.
— Alec s'occupera de ton entraînement, je veux que d'ici une semaine, tu aies maîtrisé à la perfection tes maudites flammes. Essayons de faire de toi un merveilleux chien de combat, veux-tu ?
Je réprimai un sanglot. Il était hors de question que je m'effondre devant lui. Leith se leva et commença à partir en marchant lentement vers la grosse porte en bois. Avant que sa silhouette ne disparaisse complètement, il s'arrêta et lança une dernière phrase cinglante.
— Tu participeras au match de Capflag, dans une semaine.
— Leith, elle ne sait même pas marcher correctement, ça va être un massacre, s'indigna Alec.
Il partit sans même répondre.
Alec me regardait sans trop capter ma présence. Il était ailleurs et semblait réfléchir a ce qui venait de se passer.
— Tu peux pas t'empêcher de l'ouvrir toi, c'est incroyable, fit-il finalement dans un souffle.
Il remarqua enfin mes mains tremblantes et mon mutisme, son regard se fit plus doux pendant une demie-seconde.
— Je suis déçue que Leith te fasse plus peur que moi, me taquina-t-il en ramenant ses bras sur ton torse.
— Toi au moins, tu ne m'aurais pas tué ! maugréai-je.
— C'est ce que tu crois.
— Arrête de te faire passer pour un monstre.
— Oublions Leith. Explique moi ce qu'il s'est passé tout à l'heure, me questionna-t-il sans même faire attention à ma remarque.
— De quoi parles-tu ?
— Ne fais pas l'ignorante, tu as sauté plus haut qu'un loup garou lors de la pleine lune. Comment as-tu fait ?
— Aucune idée. J'ai seulement écouté la voix et sauté très haut puis ...
— Quelle voix ? me coupa Alec.
— J'en sais trop rien. C'était une voix monstrueuse, presque rocailleuse. Un peu comme celle de Gandalf. Tu trouves ça... normal ? Enfin je veux dire ... As-tu déjà entendu pareille histoire ?
— Ça n'a rien avoir avec de la télépathie. Il arrive que certaines divinités aient des apparitions, mais c'est assez rare.
— Je croyais que je n'en étais pas une.
— Contrairement aux autres, je ne l'ai pas démenti. Je ne ressens pas de connexion comme avec les autres divinités, mais ce n'est pas pour autant que tu n'en es pas une.
— Dans ce cas, que fait-on ?
— Il faut qu'on joue le jeu. Je ne pourrais pas m'opposer à Leith s'il décide de te tuer.
— Je dois juste attendre que Monsieur Leith se décide, c'est ça ? ironisai-je avec un rire cynique.
— Tu as attisé sa curiosité, il ne fera rien pour l'instant. Essayons de faire en sorte que tu puisses te défendre seule.
— Si il n'y a que cette option.
— Demain tu feras la rencontre des Tilion. Tiens toi à carreau, et pas un mot sur cette histoire. On ne se connaît pas, pigé ? reprit-il en se levant.
— Être intime avec un psychopathe ruinerait ma réputation, je suis parfaitement d'accord, le coupai-je en regardant mes ongles. Par contre, comment est-ce que j'explique mon bond de 140 mètres ?
— Débrouille toi.
La semaine s'annonçait donc mouvementée.