Jade observait le mur face à elle, la lumière de la lune qui pénétrait dans l'arène jetant une lueur laiteuse sur ses traits. Elle arrivait à se souvenir de chacune de ces armes entre les mains d'Ethan, se souvenait de chaque anniversaire où il avait accroché un nouveau cadeau sur le mur, tout au long de ces années où ils ne s'étaient pas connus, mais avaient pourtant vécus si proche l'un de l'autre...
Elle avait avoué à Maxence sa présence lorsque, une éternité plus tôt, elle avait clandestinement assisté à ce moment sacré au cours duquel le futur Combattant avait commencé cette collection pour le moins atypique. Néanmoins, elle ne lui avait pas parlé du fait qu'Ethan, après avoir fièrement accroché cette première arme, s'était aperçu de la présence de la jeune fille. Jade se demandait parfois s'il se souvenait de ces quelques secondes d'échange silencieux qu'ils avaient partagé, de cette première rencontre dont ils avaient été les seuls témoins. Ce matin-là, lorsqu'elle l'avait pris en embuscade à sa sortie des cuisines, tentant de négocier sa liberté, elle n'avait pu s'empêcher, malgré la peur et l'appréhension, de se demander si, derrière ses pupilles luisantes de colère, il l'avait reconnue...
-Qu'est-ce que tu vas choisir ? Personnellement j'hésite entre des étoiles de jet et une arbalète...
La voix de Maxence, plus hilare que jamais, envahit l'espace de l'arène, résonnant dans les couloirs vides, s'étalant contre les tapis de combat et glissant le long des pistes de courses. Jade sortit de sa rêverie avec un soubresaut, laissant doucement l'image d'Ethan s'évaporer derrière ses paupières. Les poings serrés, elle sentait à peine ses ongles laisser des marques sur ses paumes.
-Je pense que je vais rester classique pour cette fois. Quelques sorts de défense sur un bouclier et une longue dague magiquement améliorée devraient faire l'affaire.
Tout en parlant, elle s'empara des objets en question et, sous le regard sombre et pénétrant de Maxence, s'assura que les lames stratégiquement insérées dans ses gants de combats dorés fonctionnaient.
-Prends les deux, finit-elle par ajouter. Pourquoi se forcer à choisir ce soir ? Tu as la plus complète collection d'armes du Royaume à ta disposition, ne t'en prive pas.
Le sourire de l'héritier s'élargit encore. Visiblement, la réponse de la jeune Arwen l'avait satisfait. Il s'empara de ses armes et, d'un claquement de doigts, fit apparaitre un grand chariot. Jade suivit le mouvement et, dans un geste similaire, commença à décrocher plusieurs armes à la fois du mur, les empilant sans cérémonie dans le chariot. Elle en reconnaissait certaines, chaque reflet des lames colorées imposant à son esprit l'expression de fierté qu'Ethan avait affiché en les accrochant sur ce mur si célèbre.
Une fois tous les murs de l'arène dépouillés des objets précieux qui les avaient recouverts pendant si longtemps et qui en avait fait la réputation, alors que plusieurs chariots débordaient des souvenirs de toute une vie, le couple se mit en marche.
-J'espère que Noémie est en place, ses soldats vont adorer notre cadeau, ricana Maxence.
-Je pense que les Ischys vont les aimer encore plus, renchérit Jade.
***
De l'autre côté du Palais, à quelques couloirs de la Galerie des Glaces, Noémie finissait de donner ses ordres aux dizaines d'Anges Rouges sous ses ordres. Sa mère, à ses côtés, donnaient quant à elle ses instructions aux Anges Noirs qui avaient offert leur loyauté aux Caedis. La plupart d'entre eux étaient en Seconde Année, des adolescents à peine majeurs, victimes d'une Sélection qui avait ruiné leur existence. Certains étaient des Troisième Année, à quelques mois de leur investiture officielle, non atteints par les discours d'Ethan ou les merveilles de Skylar, prêts à mettre à feu et à sang le Palais qui avait supposément remplacé leurs foyers pendant près de trois ans. Une minorité étaient des Anges Noirs plus âgés, ayant déjà terminé leur entraînement mais dont le travail au Palais et la vie que leur offraient les Royaux étaient loin de compenser la perte de leurs familles et de leurs vies humaines.
Olympe avait retiré les jupons supérieurs de sa tenue, révélant une longue jupe fourreau blanche fendue qui, tout en s'accordant avec son bustier, lui accorderait une certaine liberté de mouvement lors des affrontements.
-Tu es prête ? demanda la mère à la fille tandis qu'elle se tressait les cheveux avec une rapidité et une habileté qui révélaient l'habitude.
-Je ne serais pas là si je ne l'étais pas. Rassure-toi, Maman.
Ce dernier mot, qui remplaça brutalement l'habituel « Mère » prit Olympe de court, révélant avec plus de clarté que tous les discours possibles le véritable état d'esprit de Noémie, héritière sanguinaire qui ne parvenait plus à tenir son rôle, qui ne rentrait plus dans l'armure dans laquelle elle avait grandi. Elle acceptait la vengeance et la récupération de l'honneur de sa famille et sa communauté ; elle avait plus de mal avec le rôle fatal et meurtrier qu'elle avait à y jouer. La main d'Olympe s'empara presque automatiquement du bras de sa fille, l'attirant dans la pièce voisine. La reine Écarlate ne dit rien, se contentant d'observer sa fille pendant de longues secondes.
Les deux femmes se firent longtemps face, le seul bruit de leurs respirations emplissant l'espace. Puis, soudain, alors qu'elle n'avait plus fait ce geste depuis des années, alors qu'elle avait éduqué sa fille pour être une véritable reine, intouchable et inarrêtable, Olympe fit un pas en avant et enlaça Noémie, susurrant tout bas ces mots dont elle savait qu'ils étaient faux, mais dont elles avaient toutes deux désespérément besoin :
-Tout va bien se passer. Je te le promets.
Puis, comme une bouffée d'air avant la noyade, une vérité, brillante et unique qui avait le parfum doucereux de la rose rouge et de la violette, le parfum oublié d'une mère lointaine :
-Je crois en toi.
Les bras de Noémie se resserrèrent autour de sa mère, dans ce qu'elle savait être son dernier instant de faiblesse avant la bataille.
Derrière elle, dans la pièce où étaient réunis les soldats Rouges et Noirs, elle entendit le roulis régulier des chariots lourds des armes d'Ethan. La voix de Jade ne tarda pas à résonner en elle :
-Où es-tu ? Le vote va commencer.
-J'arrive.
Ses bras se détachèrent, l'instant prit fin. La bataille pouvait commencer.
***
-Où étais-tu ? Le vote est sur le point de commencer !
Ethan se précipita sur Helena dès l'instant où l'aperçut, ne se rendant compte ni de son air troublé ni de ses yeux horrifiés.
-Ethan, attends, il faut vraiment que je te parle... !
Mais le Combattant ne l'écoutait pas. Il se contenta de la saisir par le bras tout en la guidant en plaçant une main au creux de son dos, cherchant Gabriel dans la foule. Celui-ci, qui était vraisemblablement aussi à la recherche d'Helena, les rejoignit immédiatement.
Son sourire avait disparu depuis leur danse et plus aucun verre d'alcool n'était visible dans ses mains. Les traits tirés et la bouche étirée en une ligne fine, toute l'angoisse et le manque de sommeil des dernières semaines semblaient l'avoir rattrapé.
-Prête ?
Helena sentit une bouffée de panique s'emparer d'elle. Elle se souvenait des paroles de l'assassin et en avait compris le sens : il comptait attaquer immédiatement après le vote... Si elle parvenait à le retarder assez, elle pourrait peut-être trouver une façon d'empêcher le bain de sang. Elle ouvrit la bouche, décidée à révéler à ses deux alliés les informations qu'elle détenait, prête à leur parler de la vision qu'elle avait eu dans l'arène. Il était temps qu'ils sachent que Sysy s'était fait bannir de Skylar à cause d'un complot politique d'une ampleur bien plus importante que ce qu'ils pouvaient imaginer. Cependant, avec les dernières notes de la mélodie qui s'évanouissait dans l'air, la voix d'Ambre résonna à nouveau dans la Galerie des Glaces. Helena n'entendit presque pas les mots de la reine, ses oreilles bourdonnant violemment. Ils retentirent en elles sans y faire aucun effet. Lorsque la reine termina de parler et que la figure d'Aedan—qu'elle avait visiblement invité à prononcer quelques mots—s'approcha du balcon, la jeune Corneille ne pouvait penser qu'à une chose : il ne manquait plus que quelques secondes pour que le vote commence.
Il était déjà trop tard.
***
Ethan entraina Helena à l'urne la plus proche, s'emparant de bulletins de vote sur un plateau non loin. Il cocha la même case sur trois cartons et en tendit un à chacun de ses compagnons. Helena vit son propre nom écrit en arabesques dorées à côté de celui d'Ambre, avec des minuscules cases à côté de chacun des noms. Elle savait que sa propre vie était en jeu, mais n'en saisissait pas l'ampleur en cet instant, tentant de penser à une façon de retarder le vote. Aedan, au balcon Royal, ne pourrait pas le retarder bien longtemps...
-Courtisans de Praesidium, vous êtes réunis ici ce soir pour célébrer les mérites de notre valeureuse armée, il est vrai. Mais votre présence signifie, aujourd'hui, plus que cela. La famille Royale vous convie à décider d'un destin ; ce soir, vous êtes ceux qui allez décider de la valeur et de l'honneur du nom Vasilia. Helena Vasilia, fille de Sysy Vasilia, dernière Ange Noire, combattante de renom qui s'est vue déchue pour avoir trahie la famille Royale il y a de cela plus de deux décennies, nous offre la possibilité de redonner à sa famille la noblesse qui fût la sienne. Deux possibilités s'offrent à vous : rangez-vous du côté de la reine Ambre, et condamnez Helena à retourner chez les Hommes, à mourir humaine, ou choisissez le côté d'Helena et offrez-lui une chance de racheter la réputation de sa famille, offrez-lui une place dans l'Armée Royale de Skylar, aux côtés d'Ethan Ischys, Combattant et Protecteur du Royaume. Le choix vous appartient.
Avec ces derniers mots, le Religieux se retira et disparut de la vue de tous. Cette fois-ci, aucun applaudissement ne retentit dans la Galerie des Glaces, les convives se dévisageant les uns les autres.
Toujours guidée par Ethan, elle laissa tomber son propre carton de vote dans l'urne puis se décala légèrement de l'immense boite en or. Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre ce que son ami tentait de faire : en la plaçant à côté de l'urne centrale, cœur du Gala, il faisait aussi d'Helena le centre de l'attention générale. La Cour de Praesidium était le royaume des apparences, en ce moment plus que jamais : la jeune fille ne pouvait penser qu'à l'attentat qui se tramait derrières les portes cachées du Palais, mais sa posture, son air impénétrable et sa tenue suffisaient largement à attirer l'admiration des invités. Accompagnée d'Ethan et de Gabriel, le trio formait un ensemble envié de tous, inatteignables. Or, Ethan savait que cette jalousie et cette frénésie qu'ils étaient à même de créer pourrait faire changer les quelques votes dont ils avaient besoin pour assurer la survie d'Helena.
Gabriel offrit son bras à la jeune fille, qui l'accepta automatiquement, tentant de trouver les mots corrects pour communiquer discrètement avec ses compagnons sans déclencher la panique générale. Pendant ce temps, les hauts dignitaires et les Courtisans se succédaient face aux trois jeunes gens, s'inclinant respectueusement face aux héritiers, déposant leurs bulletins de vote dans l'immense urne dorée et dont les parois de verre laissaient voir l'évolution du vote au fur et à mesure qu'elle se remplissait.
-Il faut que je vous dise quelque chose avant que le vote ne prenne fin, commença-t-elle à voix basse, essayant de ne pas attirer l'attention.
-Tu es sûre que ça ne peut pas attendre ? répondit rapidement Gabriel, un sourire plaqué sur le visage, son regard ne croisant même pas celui de sa cavalière.
-Certaine.
Le Prince soupira bruyamment et se tourna enfin vers Helena, qui, si elle n'avait pas été dans un tel état de panique, l'aurait probablement giflé d'exaspération. Ethan, lui, ne disait rien, mais elle savait qu'il écoutait chaque mot de la conversation.
-Quand je suis allée chercher Jessy tout à l'heure, je me suis perdue dans les jardins... J'ai longé le labyrinthe et j'ai surpris une conversation qui...
Mais elle n'eut pas le temps de finir sa phrase. Gabriel s'était détourné et avait stratégiquement placé son bras au creux des reins de son interlocutrice. Helena ne dit rien, réalisant bien assez vite que ce changement de comportement brutal était dû à l'arrivée du couple Royal à l'urne.
-Père, Mère, les salua le jeune homme, sa voix tout aussi tendue que le bras qui entourait le corps de la jeune Corneille.
Ambre et Jules se contentèrent d'un hochement de tête envers leur fils et leur neveu avant de déposer leurs bulletins de vote dans l'urne. Tous les regards étaient tournés vers eux en cet instant, et ils ne pouvaient se permettre d'échanger plus de quelques paroles sans que les choses ne s'échauffent, aussi, la conversation en resta là. Cela n'empêcha cependant pas Ambre de jeter un regard plus noir que noir à Helena lorsqu'elle s'éloigna de l'urne. Une nouvelle fois, la jeune fille ne fit ni ne dit rien, incapable de se concentrer sur ce qui était face à elle tant ses pensées étaient accaparées par les mots de l'assassin.
-Gabriel, je t'en prie, c'est important !
La panique était de plus en plus perceptible dans sa voix, et ses deux interlocuteurs s'en rendirent compte, leurs sourires factices quittant leurs visages comme des masques retombant au sol. Helena se mit à parler le plus vite possible, tentant de donner toutes les informations dont elle disposait avant qu'il ne soit trop tard.
Mais cela faisait longtemps qu'il était déjà trop tard.
C'est ainsi que la tragédie arriva, sous la forme d'une ange toute vêtue de blanc, ses intentions démoniaques camouflées par sa beauté divine.
Dernier invité à voter, Noémie Caedis s'approcha de l'urne autour de laquelle les héritiers et la Corneille discutaient. Ils ne remarquèrent même pas sa présence. La jeune héritière laissa un sourire apparaitre sur ses lèvres carmin. Son porte cigarette noir au bout des doigts, ses ongles longs comme des griffes caressant le morceau de papier qu'elle tenait, la jeune fille attira immédiatement l'attention des Courtisans.
-Vos Altesses, bonsoir.
Les héritiers se retournèrent d'un bond, surpris par l'arrivée de la suivante, qu'ils mirent d'ailleurs un certain temps à reconnaitre, tant son attitude était différente de sa timidité habituelle.
-Noémie, bonsoir, répondit cependant Ethan. J'espère que vous profitez de la soirée. Nous sommes heureux de recevoir votre famille cette année.
L'heredem tira une bouffée de sa cigarette et la recracha délicatement en riant face à la remarque du Combattant. Helena la regardait horrifiée, sachant parfaitement qu'elle faisait face à une traitresse, mais elle ne pouvait rien faire sans déclencher une bataille dont elle doutait que les Ischys sortiraient victorieux. Bien sûr, si elle s'était rendu compte que tous les autres convives avaient déjà voté et que la déclaration de guerre fatidique annoncée par Eric n'allait plus tarder, elle aurait sans doute tenté de faire quelques chose... Mais les plus grands drames se cachent dans les plus petits détails, et Helena ne s'aperçut pas de celui-ci.
-Je profite beaucoup de la soirée Votre Altesse. Cependant, je pense qu'elle s'apprête à devenir encore meilleure...
Et, avec ces mots, Noémie laissa tomber son carton écarlate dans l'urne d'or et de verre, telle une goutte de sang tachant une coupe d'or. Et, tandis que les princes tentaient de comprendre le sens des mots de celle qui avait été l'une de leur plus fidèle servante pendant des années, à quelques mètres de là, au centre même de la Galerie des Glaces, Eric Caedis leva son verre vers le balcon Royal, saluant Jules Ischys de ses yeux froids.
À partir de là, tout se passa très vite : Noémie lança un sort d'attaque aux deux princes, qui avaient pourtant été écartés par Helena. L'urne dans laquelle se trouvait le futur de cette dernière vola cependant en éclats. Pendant ce temps, Eric, souriant, déclarait la guerre à la dynastie la plus puissante et la plus ancienne de tout Skylar.
Alors qu'elle tentait de se protéger des aiguilles de verre qui volaient en tous sesn, au milieu des cris de panique des convives, Helena ne pouvait penser qu'à une seule chose : qu'importait le vote à présent, puisque la Cour avait été trahie.
C'était fini.