Soudain, j'aperçus Jessica et Jérémy venir dans notre direction. Leurs deux préadolescents, à peine plus âgés que Flynn et Loup, n'étaient pas avec eux.
— Où sont les enfants ? s'enquit aussitôt Emma, inquiète.
Jess la rassura :
— Nous les avons laissés avec Kyle et Chloé en pleine immersion à Alfheim.
Emma et moi échangeâmes un regard mystérieux, chargé de souvenirs. Alfheim était le monde où nous avions acheté notre première maison. Elle était peut-être virtuelle, mais elle marquait le début de notre vie à deux.
Mon ancienne gouvernante poussa ensuite un cri d'émerveillement en apercevant Cassie, et vint littéralement m'arracher ma fille des bras. Ce dont je n'étais pas tout à fait mécontent puisqu'elle commençait à peser son poids, comme l'avait fait remarquer Emma un peu plus tôt.
— Mon dieu, ma princesse, comme tu es belle !
— Pas comme tes gosses à toi, se moqua Lucas.
Lucie, sa fiancée, le réprimanda légèrement d'un coup de coude dans les côtes. Jérémy quant à lui, habitué à leurs chamailleries de gamins même encore maintenant, se contenta d'en rire sans se sentir offensé.
— Tu verras quand tu auras des gosses qui ressembleront à ta face de farfadet à grandes oreilles, bonhomme. On en reparlera, renifla Jess avec dédain. Non seulement ils auront la tête d'un gobelin, mais en plus ils auront ton physique de crevette rose. La pauvre Lucie, à cause de toi ses enfants seront moches !
Tout le monde se mit à rire.
Flynn contourna le fauteuil de sa mère pour se planter entre nous deux, l'air impatient.
— Quand est-ce qu'on rejoint les autres ?
— On y va, mon chéri, le rassura Emma d'un simple sourire.
Pour l'appuyer, je me plaçai derrière elle et commençai à pousser son fauteuil dans l'allée tandis que les autres suivaient, Helios nous ouvrant la voie.
Sur notre passage, d'anciens joueurs nous saluaient avec une complicité que nous seuls pouvions comprendre, tandis que les PNJ – comme nous aimions appeler ceux qui n'avaient pas partagé notre aventure dans SE, pour plaisanter – s'écartaient sur notre passage en nous acclamant à demi, avec un sentiment mêlé de respect et d'admiration.
— Tout le monde n'est pas encore arrivé, mais Akira, Dimitri et Osei, sont déjà là avec leur famille, nous appris Helios après avoir signé un autographe à une jeune fille sur une photo d'Argoat à son heure de gloire.
Chacun avait reprit le cours de sa vie, avait été de l'avant. Nous n'avions plus que cela, l'avenir. Personne n'avait perdu de temps. Plus jamais. Carpe Diem était devenu notre devise à tous. Nous savions mieux que quiconque le prix du temps, que chaque jour était un cadeau, chaque seconde un sursit inespéré. Si bien que nos enfants avaient les mêmes âges et avaient grandi ensemble, avec le même héritage. Flynn, Loup, et même Cassie, étaient toujours impatients de retrouver leurs amis du bout du monde.
— Dis, Helios, Ara est là, elle aussi ? demanda Loup avec innocence.
Il s'était rapproché de notre ancien maître de guilde et lui tenait la main. Helios avait nommé sa fille Aramise, un hommage à sa sœur que nous avions tous aimée et perdue si longtemps auparavant. Elle était la camarade de jeu préférée de Loup. Quant à Flynn, il n'avait d'yeux que pour la petite Miko, la fille unique d'Akira. Car lui aussi avait dû passer outre les fantômes de SE pour aller de l'avant. Sans oublier ce que Thalia – Aramise – avait représenté pour lui à l'époque la plus sombre de son existence, il avait refait sa vie.
Helios relâcha la main de mon fils pour lui tapoter l'épaule comme un grand, avec un clin d'œil espiègle :
— Bien sûr !
Et ils partirent dans une grande conversation tous les deux, coupés du reste du monde.
Comme s'il nous avait guettés, Akira venait justement dans notre direction, seul, irréprochable dans son costume, les mains dans les poches de son pantalon gris et son badge passé autour du cou, pendant sur une chemise blanche immaculée dont les manches étaient retroussées sur ses avant-bras.
— Ah, vous voilà !
Comme Loup avec Helios, je vis l'aîné de mes enfants foncer sur Akira :
— Bonjour Akira. Miko-chan est là ?
Amusé lui aussi par l'intérêt de Flynn pour sa fille, mon ami opina du chef. Aussitôt, mon fils disparut en courant, avant que quiconque n'ait le temps de le retenir. À vrai dire, personne ne l'aurait retenu : il savait où nous nous rendions et ce n'était plus très loin. Loup voulut courir à sa suite, mais je remerciai Lucie, la fiancée à Lucas, qui le retint aussitôt.
— Non, bonhomme. Attends que nous y soyons, dit-elle.
— Pourquoi Flynn peut y aller et pas moi ? protesta Loup, mécontent.
— Visiblement parce que tu n'es pas assez rapide. Sinon Lucie ne t'aurait pas retenu, répondit simplement Emma avec philosophie.
Le regard de notre garçon brilla d'espièglerie.
— Donc, si je suis assez rapide pour vous échapper...
Il fut interrompu par un cri perçant :
— LOUUUUUUUUP !
Une petite fille courait vers nous à vive allure, ses cheveux auburn attachés en couettes à moitié défaites et la mine euphorique, des étoiles grandes comme des planètes brillant dans ses yeux. Elle portait un costume inspiré par l'univers de SE, coloré et fantaisiste qui n'était pas sans me rappeler l'une des armures en cuir portée par Aramise et confectionnée par Ilya.
Les deux enfants se sautèrent dessus en criant de joie et en bondissant dans tous les sens pour saluer leurs retrouvailles, ce qui commença à énerver notre petite dernière. Cassie se débattit pour quitter les bras de Jess et rejoindre les autres enfants.
— Sapristi, Ara, qu'est-ce que tu fais ici ? s'exclama Helios en fixant sa fille avec de grands yeux. Où est ta mère ?
Car c'était avant tout la réaction de la mère en question qu'il craignait plus qu'il n'était mécontent de constater que sa fille avait échappé à sa vigilance.
— Ici, répondit une voix un peu sèche que nous aurions tous reconnue entre mille.
Ara et Helios, la tête rentrée dans les épaules, se retournèrent vers la nouvelle arrivante. Elle était de petite taille, brune, avec des yeux gris acier qui reflétaient parfaitement son caractère bien trempé. Nous la connaissions tous très bien, et j'avais toujours du mal à m'expliquer comment mon meilleur ami et elle, dont le comportement et le caractère étaient diamétralement opposés, avaient pu finir ensemble tous les deux.
Mais voilà, « impossible » ne faisait plus partie de notre vocabulaire depuis bien longtemps, et Helios avait bien eu une fille avec Lindsey Davis, l'authentique maître de guilde des Dragons du Ciel : Atlantis.
— Aramise Mira Hailey Thalia Kostas-Davis, qu'est-ce que tu fais ici ? gronda Lindsey, les poings sur les hanches, en se plantant face à sa fille, ses yeux lançant des éclairs furibonds.
Si la petite Ara avait hérité du caractère joueur et insouciant de son père, elle avait néanmoins aussi développé le caractère têtu et frondeur de sa mère, à qui elle n'hésitait pas à tenir tête.
— J'ai vu que Flynn était arrivé, mais pas Loup, alors je suis venu le chercher, expliqua bravement la fillette en agrippant le bras de son ami pour se donner du courage.
À côté d'eux, Cassie trépignait d'impatience en sautillant sur place, son doudou serré sous le coude. Elle nous demanda si elle pouvait rejoindre son frère aîné qui se trouvait justement là où tous les autres nous attendaient, là où nous nous rendions.
Lindsey ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais elle fut interrompue par l'arrivée de nouvelles personnes.
— Tout ce petit monde à l'air bien impatient, fit remarquer Kyle en se joignant à nous, accompagné de Chloé, sa femme.
Ils s'étaient mariés l'année passée, et Jess et Emma ne cessaient d'être sur leur dos pour leur donner des conseils sur comment bien vivre leur mariage et le faire durer, plus envahissantes que du lierre sauvage, et plus ennuyantes qu'un cours de fac. Ça leur passerait.
Jérémy hocha de la tête et poussa ses deux enfants, qui venaient eux aussi de nous rejoindre, vers les trois plus jeunes :
— Allez donc les emmener rejoindre les autres. Nous ne sommes plus très loin, mais il y a quelques impatients chez les Dufau et les Kostas-Davis !
Les deux adolescents ne protestèrent pas, et prenant la main de Cassie pour ne pas la perdre, menèrent Loup et Aramise – qui se tenaient férocement l'un à l'autre comme s'ils craignaient d'être séparés à tout instant – vers les grands escaliers un peu plus loin.
— C'est nous qui vous ralentissons, s'excusa Emma. Passez devant, on vous rejoint tout de suite. Nous devons prendre l'ascenseur, de toute façon.
Il y eut quelques protestations, pour la forme, mais ils prirent finalement les devants, ne laissant qu'Emma et moi derrière eux.
Je retins Akira au dernier moment. Je venais d'apercevoir des images de Damaa, la zone résidentielle à Midgard où les Fils de la Lumière avaient eu un chalet en bois au bord d'un lac. Ces images venaient de raviver une question qui me taraudait depuis seize ans :
— Akira, dis-moi la vérité, s'il te plaît. Quand tu as « négocié » notre maison de vacances à Damaa, que s'est-il vraiment passé ?
Notre ami plissa le front, signe qu'il réfléchissait.
— Hmm... Les 5000 pièces d'or de la maison et le crédit, c'est ça ?
J'opinai. Emma aussi était curieuse de connaître la réponse à cette question. Ce jour-là, nous n'avions que 2000 pièces d'or à offrir pour cet achat, et pourtant Iriko avait réussi à l'acheter pour 2500 pièces d'or, dont 500 à crédit. Personne n'avait jamais compris comment il s'y était pris et par quel miracle Valhalla avait accepté pareil marché.
— En réalité, en tant que coconcepteur, j'avais un compte en banque de plusieurs milliers de pièces d'or, avoua enfin Akira, le regard perdu sur l'écran montrant à présent le monstrueux élémentaire de Malka. J'ai donc payé 3000 pièces d'or de ma propre poche pour compenser, sans rien vous dire. Cela aurait attiré votre attention et je voulais plus que tout préserver ce que vous étiez et l'opinion que vous aviez de moi.
Emma et moi échangeâmes un regard incrédule. Nous étions loin d'imaginer une telle explication.
— Et les 500 po de crédit ? s'enquit Emma, perplexe.
— C'était une invention. Un mensonge de ma part pour cacher la vérité, répondit Akira en fixant ses prunelles noires sur elle. Pardonnez-moi... Valhalla n'aurait jamais vendu à crédit. L'or que vous me donniez à lui transmettre, je le gardais pour moi, en réalité.
Voyant nos expressions ahuries, il s'empressa d'ajouter, pour dissiper tout malentendu :
— Non pas que je voulusse de cet or ! J'aurais voulu vous offrir cette maison tout entière, mais plus que tout, je redoutais vos questions. En payant moi-même les 3000 pièces d'or manquantes, je craignais déjà vos soupçons... J'ai rusé, en espérant que vous puissiez un jour me pardonner. Tout ce que je pouvais faire, c'était vous filer un coup de pouce le plus discrètement possible.
Finalement, Emma lui sourit et je soupirai de mon côté.
— Tu parles d'une histoire, relevai-je. Jamais je n'aurai deviné un truc pareil... Merci de ta franchise, en tout cas. Cela ne change rien, de toute façon. Tu n'as rien à te faire pardonner. Nous n'avons jamais douté de tes bonnes intentions à notre égard.
— Charlie à raison, et tu peux le croire, lui, plus qu'aucun d'entre nous, le rassura Emma avec ce sourire enivrant dont elle seule avait le secret. Sans savoir ce qu'il protégeait, il a toujours gardé tes secrets et couverts les soupçons que tu pouvais éveiller. Tu le sais. Maintenant, va donc rejoindre les autres, ajouta-t-elle en faisant un signe en direction du groupe qui s'éloignait dans les allées pour gravir l'escalier. On vous rejoint dans cinq minutes. Surveille juste Cassie en nous attendant, s'il te plaît. J'ai peur qu'Helios ne réussisse à la perdre...
— Bien sûr. Et merci à tous deux, dit-il en nous gratifiant d'une révérence toute japonaise qu'il n'avait nullement besoin de nous accorder.
Il ne nous devait rien, mais sa culture avait fait de lui l'homme qu'il était, et d'après ses croyances, il était éternellement redevable envers notre gentillesse et notre bonté, notre tolérance pour l'avoir accepté tel qu'il était malgré les mensonges et ses erreurs. Même après douze ans, il n'arrivait toujours pas à voir que c'était nous qui lui étions éternellement redevables pour tout ce qu'il avait fait pour les Fils de la Lumière.
— À tout de suite, ajouta Akira en nous faisant signe, avant de s'éloigner de sa démarche posée et calme à laquelle il nous avait habitué.
C'est à ce moment-là, alors que je cherchais les ascenseurs du regard, qu'une voix inconnue m'interpella dans mon dos :
— Charlie ?