KENSINGTON ROAD

By Avanergal

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Londres, 1896, Le jeune Walter, élevé à la campagne, se trouve du jour au lendemain, projeté dans une famil... More

Prologue
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Chapitre XIII
Chapitre XIV
Chapitre XV
Chapitre XVI
Chapitre XVII
Chapitre XVIII
Chapitre XIX
Chapitre XX
Chapitre XXI
Chapitre XXII
Chapitre XXIII
Chapitre XXIV
Chapitre XXV
Chapitre XXVI
Chapitre XXVII
Chapitre XXVIII
Chapitre XXIX
Chapitre XXX
XXXI
Chapitre XXXII
Chapitre XXXIII
Chapitre XXXV
Chapitre XXXVI
Chapitre XXXVII
Chapitre XXXVIII
Chapitre XXXIX
Chapitre XXXX

Chapitre XXXIV

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By Avanergal

La robe de mariée – des mètres de satin ivoire et de dentelle de Calais – gisait sur le tapis, tel un grand nénuphar aux pétales froissés par une main rageuse. Deux malles ouvertes, contenant des vêtements bien pliés, encombraient la chambre. Assise en tailleur au pied du lit, Véra fumait une cigarette dont les spirales de fumée bleue s'élevaient vers le plafond. La cendre répandue sur le tapis attestait qu'elle n'en était pas à sa première. Comme je lui faisais remarquer qu'elle risquait de mettre le feu à la maison, elle éclata de rire : un rire sans joie.

— Et alors ? fit-elle d'un ton provocant. Ils grilleraient tous, et moi avec.

— Si tu as tellement envie de mourir, pourquoi ne pas te pendre au lieu de tuer tout le monde ?

— J'y songerai. Tiens, avec cette ceinture – elle désignait la cordelière de son déshabillé bordé de cygne –. Charles serait épouvantablement malheureux si je mourais. Pauvre Charles ! Si amoureux de la méchante Véra...

Sa voix s'enroua. Je crus qu'elle allait pleurer, mais elle réussit à se dominer.

— Tu as bu ? demandai-je. Tu n'es pas dans ton état normal.

— Juste un doigt de champagne au déjeuner. Ce repas, Seigneur ! Grand-Père gonflé d'orgueil parce que je me marie dans la noblesse, Heather et sa tête d'enterrement, Alice, toujours déterminée à bien faire, Bruce obsédé par le prochain cheval sur lequel il a parié, Marjorie sauvant les apparences, mon père...surveillant sa femme comme si elle était un trésor que les autres hommes voudraient lui dérober et elle, l'incarnation de toutes les vertus. Quel tableau !

De peur de rougir, j'avais détourné la tête quand elle avait évoqué James et Rosalind.

— Tu as oublié Charles dans ta liste, signalai-je.

— C'est vrai.

Elle écrasa son mégot contre le montant du lit. Les cendres volèrent en direction de la robe abandonnée. Je ramassai les flots de tissu précieux et les étalai délicatement sur le fauteuil rubis.

— Ce serait dommage d'abîmer une aussi jolie toilette.

— Peu importe, je ne la remettrai pas.

Sa remarque eut le don de m'irriter. Je l'attrapai par les bras pour l'obliger à se lever. Elle m'opposa d'abord une résistance farouche avant de capituler. Elle baissa la tête. Son chignon s'était défait et ses cheveux retombaient en rideau lisse de part et d'autre de sa figure, en estompant les contours anguleux.

— Promets-moi de rejoindre les autres. De toute façon, tôt ou tard, tu devras quitter cette chambre et aller dans la maison de ton époux.

— Oui, je suppose. Tout aurait été plus simple si j'avais pu épouser Andrew, dit-elle sans transition.

Je restai le souffle coupé. Cette réflexion éclairait le comportement aberrant de Véra ces dernières heures et peut-être même ces derniers mois. Elle épousait Larston par défaut : une sorte de suicide sentimental. 

— Oh ! Véra ! fis-je, esquissant un geste dans sa direction.

— Ne me plains pas, je t'en prie, sinon je tomberai en miettes. C'est déjà assez dur de se dire qu'on a perdu son unique chance de bonheur.

Les paroles de Véra résonnaient en moi douloureusement comme un écho à mes propres tourments. Nous étions tous deux attirés par la mauvaise personne, au sens social du terme.

— Alors, tu l'as revu, dis-je simplement.

— Oui : trois fois. La première, lors du défilé. Je t'ai menti, j'ai fait plus que le croiser. Nous sommes allés dans un café et nous avons parlé durant des heures. C'est un homme de cœur, dévoué à la cause ouvrière. Il n'est pas obsédé par l'argent comme les hommes de ma famille, en dehors de toi ; bien sûr, et ceux présents ce soir.

Ses yeux brillaient en évoquant Paxton, sa voix vibrait d'accents lyriques. Cette passion, si peu en accord avec la froide Véra, maîtresse de ses émotions en toute circonstance, me déconcerta. Je mis un bémol à ce débordement d'enthousiasme en suggérant qu'elle était un peu injuste envers Charles.

— Sans son infirmité, il serait sans doute pareil aux autres, rétorqua-t-elle avec une lucidité implacable. Ma deuxième rencontre avec Andrew s'est déroulée à Manchester. Il m'a emmenée chez lui.

Je retins une exclamation. Ainsi, il n'y avait pas eu que des conversations dans un lieu public. Je me surpris à les envier.

— Il a été...très doux, poursuivit Véra. Pour moi, c'était la première fois, en dehors d'un flirt poussé avec Tim.

Un furieux désir de boxer ces deux types m'envahit, puis je me raisonnai et tâchai de dompter cette réaction de mâle primaire, totalement ridicule.

— Épargne-moi les détails, dis-je de façon un peu abrupte. Et votre troisième...rendez-vous ?

— J'y viens. Il a eu lieu chez Emmeline, à mon retour de Weymouth. J'ai fait part à Andrew de la demande de Charles. Sais-tu ce qu'il a dit ? Eh bien, épousez-le. C'est un bon parti, votre famille sera satisfaite.

Après t'avoir...quel salaud ! m'exclamai-je, indigné. Je m'en vais lui dire deux mots.

Vu le gabarit de Paxton et le mien, cette promesse était déplacée. Véra sourit :

— Non. J'avais accepté de le suivre de mon plein gré. Écoute la suite : Je n'ai rien à vous offrir, Véra. Vous ignorez ce qu'est la pauvreté. Le prix d'un seul de vos chapeaux équivaut à un an de mon salaire.

Je n'y peux rien si je suis née riche. Parfois, je voudrais ne rien posséder et dépendre seulement de vous.

Il a souri et continué : Que voilà une remarque puérile ! Je ne vous imagine pas pauvre, pas plus que je ne me vois devenir riche. Vous n'êtes pas faite pour vivre dans un deux-pièces mansardé et joindre difficilement les deux bouts. Si vous veniez vivre à Manchester, votre grand-père vous déshériterait et il me renverrait.

Il existe d'autres manufacturiers à Manchester.

Les Davis ont le bras long ici ; ils me démoliraient auprès des autres. Tous ces gens sont prêts à s'entendre sur le dos des ouvriers.

Andrew avait ajouté qu'il fallait oublier les moments passés ensemble. Véra était rentrée à Kensington Square, hébétée et le cœur en berne. Le lendemain, elle acceptait d'épouser Charles.


Nous restâmes un moment silencieux. La musique nous parvenait du rez-de-chaussée, légère, harmonieuse. Tout était rentré dans l'ordre. Andrew Paxton n'aurait pas eu sa place en bas, dans cette assemblée brillante et superficielle, bien éloignée de son univers laborieux où Véra avait pénétré par effraction. Je souffrais pour elle et en même temps, je l'admirais d'avoir envisagé de quitter le confort de Kensington Road pour une mansarde de Manchester. Si au moins Rosalind avait autant de courage... Dehors, les tons lilas avaient fait place au bleu sombre de la nuit. Le réverbère du trottoir d'en face projetait des lueurs jaunes sur les murs de la chambre.

— Tu aurais dû attendre, laissai-je tomber.

— Attendre quoi ? Que mes dents se gâtent et que Grand-Père et Dad passent l'arme à gauche ? Je ne veux pas me dessécher comme Alice ou me résigner comme ma belle-mère.

Elle se trompait sur Rosalind ou, si son interprétation s'avérait juste, c'en était fini de mes espoirs.

— Andrew Paxton est intelligent, soulignai-je, il peut s'élever dans l'échelle sociale. Je le vois bien faire carrière dans la politique, par exemple.

— Combien de temps cela prendra-t-il ? Dix ans ? Je serai vieille à ce moment. Non, j'ai choisi la seule option raisonnable.

Et elle ajouta : Dis à Emmie de monter. Il ne me faudra pas plus d'un quart d'heure pour me rendre présentable.


Son apparition fit d'autant plus sensation qu'elle avait été longtemps espérée. Des bouleversements antérieurs, nulle trace ne subsistait. Sa chevelure châtain, remontée en torsades, lui donnait une allure royale et les perles de cristal de sa robe scintillaient à chacun de ses pas. Elle s'avança vers Charles dont le regard s'était illuminé et se posta à côté du fauteuil. Tous deux se parlèrent. J'étais trop loin pour entendre les paroles échangées, mais le spectacle de Véra penchée sur son mari me rasséréna. Ce soir, l'attitude de ma cousine serait conforme à ce que l'on attendait d'elle. L'espace d'un instant, je regrettais de n'avoir pas reçu plus tôt ses confidences. D'autre part, je me voyais mal intervenir auprès de Paxton. Désormais, les jeux étaient faits. À Véra de s'accommoder de la situation.

— Je te félicite, me glissa Alice. Nous avons frôlé le désastre.

— N'exagérons rien. Véra était simplement fatiguée et nerveuse : bien naturel après une journée pareille.

Les musiciens qui s'étaient interrompus à l'arrivée de la mariée reprirent leurs instruments. Les premiers accords d'une valse lente retentirent. Véra ne pouvant danser avec son époux, son père l'invita. D'autres couples se formèrent et commencèrent à tournoyer sur le parquet luisant. On ne pouvait nier que James dansait à la perfection. Ses pieds chaussés de souliers vernis se déplaçaient avec une agilité sans rapport avec sa charpente massive. Ceux de Véra semblaient ne pas toucher terre. Rosalind suivait leurs évolutions en souriant. Ce sourire me frappa en plein cœur, comme s'il m'excluait de sa sphère intime. Devinant que la valse allait s'achever, je traversai le salon d'un pas résolu. Pas assez vite. Une ultime figure ayant projeté Véra et James à la hauteur de Rosalind, mon oncle abandonna sa fille aux bras d'un cousin écossais de Charles et enlaça son épouse. Cette promptitude me stupéfia. Je restai figé au milieu des danseurs. Certains me heurtèrent de leur coude ; d'autres me lancèrent des regards étonnés. Je me disposais à reculer vers le buffet, à la fois penaud et furieux, mais je fus happé par une sorte de tornade et ramené au centre de la piste.

— Tu es bien empoté, chuchota une voix flûtée à mon oreille. On doit d'abord mettre une main sur la taille de la dame.

Je m'exécutai en soupirant. La dite-main se heurta à l'os saillant de la hanche. Liz avait échangé sa robe du matin contre une toilette décolletée qui dévoilait ses salières. Son seul atout consistait en de beaux yeux noisette, abrités par une double grille de cils noirs.

— Tu es trop petite pour participer à ce genre de soirée, dis-je avec lassitude.

— J'ai seize ans, l'âge d'être là.

— Je croyais que tu préférerais te goinfrer de pâtisseries.

— Peuh ! Seules les décorations en sucre de la pièce montée étaient mangeables. Et puis, j'adore danser.

Son aisanceà virevolter était surprenante. De mon côté, j'essayais de ne pas me déshonoreren marchant sur ses mules de satin. Nous passâmes près de mon grand-père qui, ànotre approche, ajusta ses bésicles sur son nez crochu. Un tour de valse nousamena au niveau de Rosalind et James. Je notai avec déplaisir la main de James plaquée au bas des reins, là où la jupe formait un drapé. Une folle envie me prit d'arracher cette grosse patte aux ongles carrés.

— La belle et la bête, se moqua Liz.

Je lui fis signe de se taire, mais la musique couvrait suffisamment sa voix.

— Il t'a sacrément coupé l'herbe sous le pied tout à l'heure, dit-elle encore, lorsque le tourbillon de la valse nous eut emportés plus loin.

Cette gamine n'avait pas les yeux dans sa poche. Je m'exclamai avec ironie :

— Bravo ! Tu as un don d'observation remarquable.

— Bah ! J'observe en priorité les gens que j'aime bien. Je comprends que tu aies eu envie de danser avec Rosalind. Elle est si magnifique ! J'aimerais être au moins la moitié aussi belle dans quelques années.

Je remplaçai Tu n'en prends pas le chemin venu spontanément à mon esprit par :

— Oui, pourquoi pas ?

La danse se terminait. Je vis Rosalind et James se séparer. Lui, se dirigea vers le buffet en épongeant son front ruisselant avec un large mouchoir. Rosalind, elle, demeura en bord de piste, l'air pensif. Erna lui apporta un éventail en plumes d'autruche, aussitôt déployé. Liz murmura :

— Qu'attends-tu pour l'inviter ? C'est le bon moment.

Elle s'éclipsa sur une de ses grimaces légendaires. 

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