KENSINGTON ROAD

By Avanergal

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Londres, 1896, Le jeune Walter, élevé à la campagne, se trouve du jour au lendemain, projeté dans une famil... More

Prologue
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Chapitre XIII
Chapitre XIV
Chapitre XV
Chapitre XVI
Chapitre XVII
Chapitre XVIII
Chapitre XIX
Chapitre XX
Chapitre XXI
Chapitre XXII
Chapitre XXIII
Chapitre XXIV
Chapitre XXV
Chapitre XXVI
Chapitre XXVII
Chapitre XXVIII
Chapitre XXIX
Chapitre XXX
XXXI
Chapitre XXXII
Chapitre XXXIII
Chapitre XXXIV
Chapitre XXXV
Chapitre XXXVI
Chapitre XXXVII
Chapitre XXXVIII
Chapitre XXXIX
Chapitre XXXX

Chapitre VII

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By Avanergal


Ce n'était pas pour demain. Je ne mis pas longtemps à comprendre que j'avais échangé une misère contre une autre. Les conditions de vie à l'école étaient spartiates : dortoirs dépourvus d'intimité, toilette à l'eau froide, nourriture correcte, mais monotone. J'aurais pu m'en accommoder, n'ayant pas eu le temps de goûter au confort de Kensington Road, si mes camarades ne m'avaient pas persécuté. Cet internat était huppé et, comme l'avait précisé mon grand-père, accueillait la crème de la high society anglaise. J'y avais été admis en raison de la fortune de Murray Davis, non à cause d'un titre qu'il ne possédait pas. Il appartenait à cette grande bourgeoisie industrielle épanouie sous le règne de Victoria.

Tout commença par une phase d'observation. La vingtaine de petites brutes qui m'entouraient me jaugea avant de me clouer au pilori. J'étais en retard sur mes camarades. Je déchiffrais alors qu'ils se débrouillaient déjà bien. Idem pour l'écriture, où je me distinguais par des pâtés et des lettres au tracé incertain. Ma première lecture à haute voix se déroula sous des gloussements moqueurs, en dépit de rappels à l'ordre du professeur. Au terme de cette prestation lamentable, des cris de singe succédèrent aux rires. Un chœur discordant qui m'obligea à me boucher les oreilles. Le maître se mit à asséner des coups sur son bureau avec sa règle, tout en menaçant mes condisciples des pires châtiments. Ils se turent, bien que d'ultimes glapissements vinssent des rangs du fond. Au repas suivant, j'eus droit à un autre concert, stoppé net par le surveillant. Cette nuit-là, je mouillai mon lit pour la première fois depuis des années. Au sentiment d'inconfort, se mêlaient la honte et le regret. Si je n'avais pas prononcé des paroles malheureuses, j'étudierais tranquillement avec un précepteur et je verrais Heather tous les jours.

La petite bande ne désarmait pas, menée par Harry Baines, un fils d'aristocrate qui m'avait pris en grippe dès le départ. Désormais, les hurlements simiesques m'accompagnaient à chaque occasion. Le personnel intervenait mollement, sans doute impressionné par le pedigree du jeune Baines. Je n'y prêtai bientôt plus attention. C'était sans compter avec l'acharnement de mon ennemi. Un soir, en montant au dortoir, je me sentis happé par le col. En me retournant, je vis, proche de la mienne, la figure joufflue de Baines.

— Hé ! Le moricaud, où t'en vas-tu comme ça ? dit-il.

Je me débattis, mais un autre gamin surgit sur ses entrefaites.

— Il va faire pipi au lit ! chantonna-t-il.

— C'est vrai ? demanda Baines. En plus d'être mal débarbouillé, tu es un vrai bébé.

D'une pichenette, il fit tomber ma casquette d'uniforme. Je me baissai pour la ramasser, le règlement stipulant que nous devions la garder sur la tête du lever au coucher. Baines en profita pour me pousser violemment contre le mur. D'autres garçons de ma classe le rejoignirent et m'enfermèrent dans un cercle. Les injures fusèrent : moricaud ! pisseur ! macaque!, puis je reçus des coups de pied dans les tibias. Le poing de Baines se leva, visant mon menton. Je me protégeai le visage avec les bras. Presque aussitôt, une voix claironna :

— Fous-lui la paix, Baines ! Je ne te le répéterai pas deux fois.

À travers mes doigts écartés, j'aperçus un garçon de la classe supérieure. Tel un chevalier blanc, il volait à mon secours. On pouvait plutôt le comparer à un archange par sa blondeur et ses yeux d'azur. Je retins mon souffle, tandis que Baines maugréait :

— Ne te mêle pas de ça, Sedgewick ! C'est une affaire entre le moricaud et nous.

— Il a un nom, et ta conduite est indigne de cet établissement.

Sedgewick s'exprimait d'un ton posé, au-dessus de son âge. Le cercle se desserra comme par magie, les rangs de mes ennemis se clairsemèrent. Baines, par contre, ne bougea pas d'un pouce. Avec un rictus mauvais, il jeta à mon sauveur :

— Si tu veux te battre, je suis prêt.

— D'accord. Pas plus de trois minutes, selon les règles du Marquis de Queensberry.

Ils se placèrent l'un en face de l'autre. Mon bourreau ne perdit pas de temps à lancer son offensive. Sedgewick para l'attaque en se penchant légèrement. Baines lui fonça à nouveau dessus en rugissant, mais un direct du droit à la mâchoire arrêta net ses entreprises. Les camarades de Sedgewick, attirés par le tapage, avaient rappliqué.

— Allez, Ronald, achève-le ! hurla l'un d'eux.

Les autres renchérirent, tandis que les partisans de Baines se faisaient de moins en moins nombreux. Déséquilibré par une puissante charge de Sedgewick, celui-ci chuta sous les huées. J'étais vengé.

— Combat fini ! Ronald est déclaré vainqueur ! s'écria quelqu'un.

Mon regard tomba sur le garçon à terre, sur le point de se relever. Une lueur dans ses yeux indiquait l'imminence d'un coup fourré.

— Attention, Ronald ! m'écriai-je.

Trop tard. Baines se redressa d'un bond et asséna à son adversaire de dos un rude coup de poing entre les omoplates. Sedgewick chancela. Ses genoux ployèrent ; il se serait effondré sur le sol dallé si ses amis ne l'avaient retenu pas les bras.

— Déloyal, gronda l'un d'eux. Baines, tu as enfreint les règles.

— Ceci ne s'applique pas à moi, dit Baines dédaigneusement. Je suis le futur comte de Carnforth.

— Comte ou pas, tu es un fumier, Harry, déclara Ronald.

Il était blême. Des mèches dorées collaient à son front luisant de sueur, la douleur tirait un coin de sa bouche. Un surveillant accourut enfin. À la vue du maxillaire enflé de Baines et de la mine défaite de Sedgewick, il poussa un véritable rugissement :

— Vous deux, à l'infirmerie ! Une fois soignés, vous tâterez du fouet.

— C'est injuste, intervins-je. Sedgewick n'a fait que me défendre.

Un brouhaha approbateur salua mes propos, y compris venant de mes ennemis.

— Les rixes sont interdites dans l'école, rappela le surveillant d'un ton glacé. Je vous veux tous dans le dortoir dans cinq minutes, sinon vous aurez droit à un traitement similaire.

Nous obtempérâmes, laissant les belligérants aux mains du garde-chiourme. Avant d'emprunter l'escalier, j'eus le temps d'adresser à Ronald un regard de reconnaissance. Son sourire, assorti d'un clin d'œil, me réchauffa le cœur. Il avait pris des risques pour moi et en assumait tranquillement les conséquences. Je dormis mal, tant la perspective de ses reins meurtris par des lanières de cuir me chagrinait. Le directeur de l'école se chargeait lui-même des corrections et il avait la réputation de cogner dur. Quand j'appris que la peine avait été commuée en privation de sortie pendant un mois, un immense soulagement m'envahit. Cette magnanimité était-elle due à l'intervention de leurs pères respectifs ? En tout cas, Harry Baines s'en vanta à la récréation. Le bleu à sa mâchoire – souvenir du coup de poing de Ronald – était pour moi la preuve qu'il existait une justice. Quant à mon sauveur, son état nécessita un repos de plusieurs jours. Baines lui avait en effet cassé deux côtes. J'obtins l'autorisation de lui rendre visite à l'infirmerie : une pièce exiguë au mobilier sommaire. Ronald, assis sur le lit étroit, les genoux remontés, était si absorbé dans un livre qu'il ne leva même pas la tête à mon entrée.

— Qu'est-ce que c'est ? demandé-je.

— Moby Dick : une histoire de baleine. Je te la prêterai, si tu veux.

Il m'offrit à nouveau son sourire rayonnant. Il ressemblait vraiment à un chérubin à cette époque, avec ses boucles dorées et son teint blanc. Nous ne pouvions pas présenter un contraste plus parfait. Je dis, un peu honteux :

— Je ne sais pas bien lire.

— Je t'apprendrai. Maintenant que je suis consigné, j'aurai tout le temps.

Il avait remarqué que je restais à l'école les fins de semaine. Étais-je orphelin ou mes parents vivaient-ils loin de Londres ? Quelques élèves étaient dans l'un de ces deux cas.

— Ni l'un ni l'autre, répondis-je. Ma mère est morte, mais mon...père vit à Kensington.

J'avais buté sur le mot. Pour moi, Franck était un parfait étranger ; jamais il ne venait me voir. Seule Alice venait de temps en temps, m'apportant des friandises que je dissimulais soigneusement. Ronald observa :

— Il doit être très pris pour ne pas avoir du temps à te consacrer. Le mien en trouve toujours pour moi et mes frères. Ainsi, tu habites Kensington, comme moi. De quel côté du parc ?

J'avouai mon ignorance. Ce jour-là, je ne lâchai aucune confidence sur ma vie passée ou sur un des membres de ma famille. Je ne connaissais pas encore assez Ronald Sedgewick pour me confier à lui. Au fil des semaines, ma méfiance diminua. Ronald tint ses promesses et je progressai à pas de géants. Aux alentours de Noël, les lettres cessèrent de se mélanger sur la page, pour se rassembler en ordre parfait, tel des soldats à l'exercice. Je pouvais non seulement lire, mais aussi comprendre ce que je lisais. Ronald et moi étions devenus inséparables, sauf en classe, car il était mon aîné d'un an. Harry Baines, après m'avoir persécuté, me laissait en paix. Les autres m'ignoraient, à l'exception d'un ou deux, désireux de s'attirer les bonnes grâces d'un « grand ». Ronald était un élève populaire, tant à cause de sa personnalité charismatique que du titre de baronnet dont son père hériterait un jour.

Depuis la levée de sa punition, je me retrouvais seul les fins de semaine. Cette solitude ne me pesait plus. J'en profitai pour lire et relire Moby Dick dont les aventures m'entraînèrent loin de la grisaille de l'Angleterre.

Noël approchait et avec lui, l'angoisse de passer les fêtes dans un établissement quasi désert. L'an dernier, Dolly avait décoré la maison et glissé dans un bas de laine des pommes et des noix. Alice m'avertit en personne que ma punition ne serait pas levée. Elle avait plaidé ma cause, mais mon grand-père s'était montré inflexible. Je me résignai à mon sort. C'était sans compter avec la pugnacité de Ronald.

— Fais tes bagages ! me lança-t-il gaiement à quelques jours de la date fatidique. Je t'emmène.

— Où ?

— Chez moi, à Park Lane, pardi ! Tu es mon invité.

— Mon grand-père est d'accord ? demandai-je, n'osant croire à ma chance.

— Ne te bile pas ; tout est arrangé.

Les larmes aux yeux, je rangeai mon uniforme et emballai les costumes d'hiver en lainage qui avaient remplacé le velours léger de l'été. Les grilles de l'école s'ouvraient enfin devant moi, même pour un court laps de temps.

Mon bref séjour chez les Sedgewick me montra ce qu'était réellement une famille. Celle-ci, unie et chaleureuse, se composait de lord Sedgewick, de sa femme, lady Margaret, et de leurs quatre enfants dont les âges s'échelonnaient entre dix-huit et trois ans. Lady Margaret ressemblait à Ronald par le physique et la générosité qu'elle dégageait. D'emblée, elle me prit en affection.

— Je ne vois pas quel acte répréhensible vous avez pu commettre pour être ainsi banni, me dit-elle peu après mon arrivée.

Sa voix vibrait d'indignation. Ronald et moi, nous nous regardâmes. Maintenant, il savait à quoi s'en tenir sur mon éviction.

— Walt s'est montré trop...bavard, expliqua-t-il prudemment.

— Vraiment ? Cela me paraît disproportionné à la punition. J'y pense ! Ma mère est une amie de lady Harriet, la tante de Rosalind Davis. Peut-être pourrait-elle intervenir en votre faveur, mon garçon.

De la sueur mouilla mes aisselles. Je cherchai du secours du côté de Ronald et, comme d'habitude, il assura :

— Ce serait maladroit, Maman, dit-il. Rosalind Davis n'apprécie pas beaucoup Walt.

Les sourcils dorés de lady Margaret se froncèrent :

— Comment est-ce possible ? Un enfant si charmant !

Elle eut le tact de ne pas revenir sur le sujet. La demeure de Park Lane était un véritable paradis à côté de celle des Davis. Le maître de maison, loin de diriger son petit monde d'une poigne de fer, lui laissait au contraire la bride sur le cou. De là, venait la confiance en soi de Ronald et de ses frères, Boyd et Timothée. Je m'attendais à être traité de haut par les deux aînés, mais les adolescents se montrèrent affables et dénué de snobisme. Quant au dernier rejeton de la famille – une fille –, je la fréquentais peu, son jeune âge la cantonnant à la nursery.

Ronald et moi réintégrâmes l'école dans les premiers jours de janvier. Je ramenais un livre – le premier bien à moi – offert par les Sedgewick. La découverte de l'exemplaire neuf de Moby Dick dans mon bas rayé est l'un de mes plus beaux souvenirs d'enfance.

L'été suivant, les Sedgewick me convièrent dans leur résidence de Weymouth, dans le Dorset : une charmante villa bâtie à l'écart d'une falaise de craie qui surplombait la mer. La propriété jouxtait celle de la tante de Rosalind. Je me surpris à m'aventurer le long des grilles, à l'affût d'une jeune femme blonde et d'une fillette autour de laquelle gambadait un épagneul : en vain.


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