Les Chants de Loss, Livre 2 :...

By AxelleBouet

21.9K 1.4K 468

Jawaad a échappé à un attentat meurtrier avec pour arme une Chanteuse de Loss sacrifiée dans ce but. Il conna... More

1- Le départ
- 2 Le Thé de Jawaad
3- La Tempête
4- L'affrontement
5- Anis
6- Mélisaren
7- Lilandra
8- Athéna
9- Erzebeth
11-La rage, partie 2
12- Erasthiren
13 - Le chant
14- Thin
15- Chaos
16-Nashera
17- La quarantaine
18- Le regard
19- Zaherd
20(final)- A la guerre
Lexique

10- La Rage, partie 1

921 67 45
By AxelleBouet

— Raconte-moi alors : comment es-tu arrivé sur Loss, si tu t'en souviens ?

Duncan était penché sur Lisa, elle-même assise en tailleur sur un tapis épais dans un coin du bureau des médecins de l'hospice. Depuis la veille, elle avait enfin la permission de se lever et quitter le lit. Si les premières heures avaient été un peu difficiles — elle avait l'équilibre encore mal assuré et devait gérer quelques vertiges — cela allait bien mieux. Depuis son réveil, elle accompagnait partout le vieux physicien, qui avait commencé par lui montrer ce qui avait pour la jeune femme des allures de trésors : sa bibliothèque. C'est ainsi penché sur un livre qu'il avait retrouvé Lisa après sa visite matinale des patients du jour.

Elle angoissait un peu, la moue inquiète, appréhendant une réaction colérique à son audace d'avoir touché et commencé à lire le volume posé devant elle, qu'elle fixait, les pupilles tremblantes. Elle tenta de surmonter la trouille pour répondre à la question un peu incongrue de Duncan qui examinait son épaule mais elle n'en eut pas le temps. Le vieux médecin pouvait sans mal sentir le stress de la jeune femme ; il reprit :

— Tsk tsk, cesse d'être apeurée ; tu as ma permission pour lire tout ce que tu voudras ici, Anis. Les ouvrages que tu ne dois jamais toucher sont sous clef : tu ne risques donc pas de faire une bêtise.

Lisa répondit d'un hochement de tête, la moue rendue penaude à réaliser qu'elle s'était fait une peur inutile, ce qui fit rire le vieux médecin :

— Tu as une bouche pour répondre. Prends ton temps, mais tu avoueras que c'est plus pratique pour discuter si tu en uses, non ?

Le rire fut mutuel, cette fois-ci. Lisa le savait, elle se détendait toujours plus facilement et aisément en compagnie de Duncan. Le vieillard alerte et malicieux avait vite compris comment procéder pour rassurer la jeune femme ; il avait aussi rapidement réalisé qu'il pouvait considérer cela comme un petit privilège. Lisa affichait constamment une peur des hommes qui se comparait sans peine à une phobie, elle en avait d'ailleurs les symptômes. Même sans l'avertissement de Jawaad, il avait pu le constater de lui-même.

— Je... j'avais peur que... que toucher à vos affaires ne vous mette en colère, maitre. Je... je sais que... en fait je ne sais jamais ce que j'ai permission de faire ?

— Tout ce qui n'est pas une bêtise évidente ou qui peut abîmer mes affaires, mettre le feu ou encore provoquer un accident. Et, bien entendu, rien qui pourrait gêner les personnes libres de mon hospice : il te suffit pour cela de les éviter avec politesse et respect. Azur a trouvé ses marques ici, tu les trouveras à ton tour. Ton épaule guérit bien ; je pensais t'implanter rapidement le symbiote que Jawaad a choisi pour toi, mais il m'a dit vouloir le faire lui-même. Tu vas cependant pouvoir commencer à aider un peu aux tâches ménagères... si bien sûr tu t'ennuies de lire ?... Mais tu ne m'as toujours pas répondu, Anis.

Ha oui, la question. Lisa rougit brièvement de gêne : comment était-elle arrivée sur ce monde ? Souvent elle avait tenté de se rappeler des détails. Mais c'était un immense trou noir, d'autant plus frustrant que Lisa avait réalisé que depuis, justement, elle se souvenait de presque tout avec une acuité si aiguë qu'elle avait pu se répéter les premiers échanges tenus entre Sonia et Priscius dans le Jardin des Esclaves d'Armanth, à un moment où elle comprenait à peine l'athémaïs. Et cette fois, elle avait pu bien sûr traduire leur discussion sans trop de peine ; mais avant cela : rien. Elle se souvenait à peine des dernières semaines de sa vie terrestre. Il lui restait seulement le souvenir confus de ce suicide lent et programmé qu'elle avait embrassé à bras le corps, tandis que défilaient les seringues d'héroïne à ses veines tellement usées qu'elle avait commencé à se piquer à la cuisse.

— Je... je prenais... des... des drogues. Je ne connais pas le mot pour la chose que je prenais, mais cela me tuait à petit feu. Quand... quand je me suis réveillée dans une petite cage, la première fois, au fond de... d'une cave sombre, je pensais que je venais de mourir, et que c'était... l'après.

— L'après ?... L'après quoi ?

— L'enfer. La vie après la mort. Cela... cela n'existe pas chez vous, maitre ?

— Ho !... Non, pas tel que les terriens qui m'en ont parlé y croient en tout cas. Nous venons des étoiles. C'est des étoiles que les Lossyans ont mis le pied sur ce monde, c'est d'elles qu'ils naissent avant de pousser leur premier cri à la vie, et c'est vers elles qu'ils repartent à leur mort. Si l'âme a été vertueuse toute sa vie, si elle a fait preuve d'honneur, de courage, de sagesse, alors elle prend place dans les étoiles parmi tous nos ancêtres, sous la protection du Concile Divin qui règne sur la voûte céleste. Mais l'ascension est ardue ; si l'âme n'a pas été assez vertueuse, elle peut ne pas avoir la force de s'élever et elle retombe. La nuit, les étoiles filantes sont ces âmes qui, en tombant, s'embrasent et disparaissent à jamais dans le néant. La notion d'un monde qui punit de mille souffrances les pécheurs, les êtres sans vertu, nous échappe. Il y a cependant beaucoup d'autres croyances, et certaines plus barbares ou hérétiques où cela existe. Peut-être les Hemlaris ont-ils un enfer pour leurs criminels, mais je ne m'y connais guère, et leurs croyances sont condamnées par l'Église.

— Et... et vous, maitre... vous y croyez ?

— Y croire est un grand mot. Je suis un savant, j'aime comprendre et me poser des questions et on dit que les étoiles filantes sont en fait de petits rochers flottants dans la voûte céleste et qui retombent sur Loss en s'illuminant de flammes tant leur chute est rapide. Mais j'aime pourtant à croire que nos vertus sont importantes et que, sans elles, nous n'irons jamais vers les étoiles. Mais ce que je crois n'est guère important pour toi. Par contre, tu te dois de respecter ces croyances et de ne jamais montrer que tu crois en autre chose ou que tu doutes, devant les personnes libres. Ici, comme à Armanth, tout le monde croit en l'Église, peu ou prou et celle-ci ne tolérerait pas qu'une esclave prétende croire autre chose qu'en ses Dogmes. Tu aurais de très gros ennuis et ton maitre aussi, tu comprends ?

Lisa répondit en hochant la tête, ce qui fit encore rire Duncan, qui reprit avec patience :

— Un «oui, maitre» serait mieux, mais tu vas t'y faire. Tu t'es donc crue dans un monde de souffrances et de punitions ?

Lisa avait compris la leçon, cette fois elle parla, avec un petit sourire confus :

— Oui, maitre.

— Tu vois que tu y arrives ! Oui, je comprends aisément que tu aies pu l'imaginer au vu des premiers temps qu'endurent les terriens perdus qui survivent à notre monde. Tu n'as aucun souvenir clair de ce qui s'est passé quand tu es arrivé sur Loss, c'est cela ?

— Non maitre. Je me souviens juste... de cette cage, de la cave, du manque de drogue, et d'avoir été malade à vouloir en mourir des jours entiers, en croyant que.... que j'étais morte et que ce qui arrivait était une punition.

— Tu crois en ces choses ; l'enfer, la vie après la mort ?

Lisa fit non de la tête, et ne répondit pas de suite, fixant songeuse le livre ouvert devant elle, qui abordait l'anatomie humaine.

— Je... non... non, maitre. Mais ça y ressemblait tant que... que c'était difficile de croire à autre chose. Je... je n'ai vraiment admis la réalité que... que depuis peu. Quand... quand j'ai commencé à comprendre que ce monde n'est pas peuplé que... que de monstres.

Duncan lâcha un rire en se redressant, fixant tendrement la jeune femme.

— Ni plus, ni moins, je pense, de monstres que sur le monde où tu es né. Mais des coutumes et des lois plus rudes, et qui sont cruelles pour une jeune terrienne rousse née libre dans un monde sûrement plus tendre avec les femmes que le nôtre. Mais la douceur, l'amour, la compassion et les moments beaux et chaleureux existent autant pour nous que pour toi.

Lisa acquiesça :

— Je le sais... je.... je commence à le voir, maintenant, maitre. Ça... ça ne peut... me consoler de tout ce que j'ai vécu.... du sort réservé à ma sœur. Et du mien. Mais...

—... Mais tu commences à comprendre que l'espoir n'y est pas vain, n'est-ce pas ?

— Oui... mais... je ne sais toujours pas lequel...

***

— Eïm le Voyageur ?!

Jawaad fit un de ses habituels signes de tête à peine discernable en réponse à la question de Damas, avant d'écarter de son visage une de ses nombreuses mèches rebelles qui fouettait son visage. Le vent soufflait. La Callianis filait à bon train en remontant le fleuve, à plus de dix mètres au-dessus des berges.

— Tu dis donc que je me serai battu avec Eïm le Voyageur ? Eïm l'Immortel, l'Hérétique, le Tueur de Draekyas ? Celui que cent personnes à travers le monde prétendent avoir tué mais qui réapparaît toujours, bien vivant, sans jamais aucune blessure ou cicatrice ?

Jawaad esquissa un sourire et fit un second oui de la tête à peine visible :

— Tu as donc éventuellement tenu tête à une légende vivante. Je ne l'ai jamais rencontré, mais il correspond assez aux descriptions les moins fantasmées qu'on fait de lui.

— Et tu ne m'as rien dit ?

— Avant ton duel, je n'avais pas de raison de me poser la question. Après, c'était une information qui ne t'était plus utile.

— Et pourquoi tu me le dis maintenant ?

Jawaad répondit d'un regard au sourcil amusé. Damas éclata d'un rire franc :

— Je vois... pour rire de la tête que je fais à apprendre la nouvelle ! C'est réussi !

Damas s'agrippa un bref instant au bastingage. Une nouvelle rafale de vent venait de donner une courte embardée à la Callianis qui dévorait les milles à pleine vitesse au-dessus des champs, des villages fortifiés et des prés de la plaine fluviale.

— Pour revenir à plus sérieux... enfin non, ton pari n'est guère plus sérieux que mon duel avec Thanlan, enfin Eïm, si tu as raison. Mais Erzebeth nous a devancés. Son Défiant est un sacré galion et son équipage n'est pas manchot. Alors c'est quoi ton idée derrière la tête ?... Parce que je serai prêt à parier, sans risque de perdre, qu'il n'est pas question pour toi de te mettre au service d'une femme et de ses caprices pour toute une journée, a-t-elle attiré ton attention à ce point là.

— Tu vois juste. Nous sommes sur son terrain. Elle connaît les reliefs et les courants, où et comment tirer les voiles. Mais elle ne connaît pas la Callianis.

— Sur mer, je suis d'accord. La Callianis aurait toutes ses chances, mais son galion a beau être lourd, de ce que j'ai vu, il a au moins cinq moteurs à lévitation. Il se tient léger sur les airs et son équipage connaît son affaire. Et comme tu le dis, elle connaît tous les vents et les reliefs ici. Elle a dû nous prendre trois heures et poursuit son avance à mon avis. C'est quoi ton idée ?

Jawaad ne répondit pas, il se contenta d'étaler la carte des plaines sur le gouvernail et montrer à son second un vaste massif boisé que la Callianis atteindrait au soir. Damas conclut immédiatement :

— Elle va devoir le contourner en longeant le fleuve et ses méandres. Les arbres dépassent forcément les dix mètres, aucun navire lévitant ne passerait.

— Oui. Aucun qui n'ait été prévu pour cela.

— Sauf que la Callianis peut s'élever à presque quinze mètres, en restant stable, elle.

Jawaad acquiesça.

— Et tu avais bien choisi le parcours quand tu lui as proposé ce défi, n'est-ce pas ?

Jawaad esquissa un sourire en coin :

— J'ai déjà remonté le fleuve, il y a quelques années.

Damas lâcha un sourire à son tour, bien qu'un peu gâché par une ecchymose à la mâchoire qui le fit grimacer brièvement de douleur :

— Tu n'avais aucune intention de prendre le moins risque de perdre ce pari. C'est presque trop facile ; elle va perdre son avance à contourner ce massif toute la nuit et au matin, elle ne pourra qu'à peine voir nos voiles devant elle à la lunette. Si elle les voit ! Alors, comment vas-tu profiter de ta victoire, hm ?

— D'une manière qu'elle appréciera.

— Tu savais que tu ne perdrais pas, Jawaad. Et tu aurais tout aussi bien pu te moquer de ses propos dans l'auberge, même si je sais que l'équipage a apprécié ta détermination à défendre leur courage et leur honneur. Alors, pourquoi l'avoir poussé au défi ? Elle te plaît ?

Jawaad ne répondit pas de suite, repliant la carte pour savourer le thé qu'il s'était préparé avant qu'il ne refroidisse. Azur et Sonia, avaient été laissées en ville. Bien que dans le cas de Sonia, c'est surtout parce que Damas ne l'avait pas retrouvé au matin du départ. Non qu'il s'en soit inquiété, mais cela l'avait agacé : elle connaissait l'ordre de ne pas le quitter d'une semelle, qu'elle avait allègrement ignoré et il se promettait de le lui faire payer à son retour.

— Erzebeth est intéressante, finit par lâcher Jawaad. J'apprécie les femmes intéressantes.

Damas lâcha un rire, avant de finir sa coupe. Il profitait d'un verre de vin de Mélisaren, plutôt réputé dans ce domaine :

— Quand tu dis cela, c'est qu'une femme t'a tapé dans l'œil et que tu as décidé qu'elle sera à toi !

Jawaad n'ajouta rien, Damas le connaissait bien, il savait donc qu'il avait raison et il n'y avait pas à épiloguer.

***

Lisa se glissa timidement dans les grandes cuisines du rez-de-chaussée de l'hospice, où travaillaient une demi-douzaine de personnes, dont Azur, chapeautés par le maitre des lieux, un bonhomme gras et rougeaud dont on aurait pu s'étonner ailleurs de l'hygiène irréprochable dont il faisait preuve. Lisa avait dévoré les livres sélectionnés pour elle par Duncan les uns derrière les autres depuis le matin, mais elle culpabilisait de ne servir à rien et s'ennuyait un peu dans le silence des bureaux de l'hospice. Elle ne se faisait toujours pas à l'absence de musique sur Loss, si omniprésente chez elle, sur Terre.

Azur l'accueillit en lâchant son épluchage de légumes, pour se précipiter vers elle toute sourire :

— Anis ! Mais que fais-tu là ? Tu es encore blessée !

— Je... je voulais me... me rendre un peu utile...

La voix grave du chef de cuisine interrompit Azur :

— Les malades ne bossent pas aux cuisines, petite ! Alors si tu veux rester, tu te mets dans un coin, tu regardes et tu laisses travailler les gens ! Allez, au boulot, ici, on se bouge !

Il y avait avec Azur les esclaves de l'hôpital qui faisaient le service du midi pour les patients, ainsi que les aides du cuisinier. La psyké lâcha un sourire rieur à vers le chef des lieux, en acquiesçant joyeusement :

— Oui, maitre ! Voilà, vient avec moi, Anis et tu nous regarderas cuisiner ; n'hésite pas à me poser des questions, tu vas commencer à apprendre !

Lisa emboîta de suite le pas d'Azur. Trois seaux étaient pleins de légumes tuberculeux, et si la jeune terrienne supposait que certains devaient être des carottes, ou tout du moins ça y ressemblait beaucoup, elle n'aurait pas pu donner de nom aux autres. Il y avait peut-être des patates, mais elle les trouvait d'allure bien étrange. Bien sûr, la psyké comprit de suite : à défaut d'être aisée à lire et percer en profondeur, Lisa avait un visage si expressif qu'il lui était enfantin d'en capter toutes les interrogations de surface.

— C'est le moment de commencer tes premières leçons sur la cuisine. Les choses rondes et grises, avec des petits tubercules, c'est des qasits.

— Comme... des pommes de terre ?

— Je ne sais pas ce que sont les pommes de terre, mais c'est une bonne manière de les appeler, oui. C'est un peu sucré et on peut les rôtir, les frire, ou les faire bouillir pour accompagner les ragoûts ou dans la soupe. Mais il faut bien les nettoyer et les éplucher.

— Et... ça, ce... ce sont des carottes ?

— Oui, celles-là sont rouges ; il y en a des blanches, des vertes et même des noires. Les blanches et les noires, on doit les faire cuire pour les manger, mais les autres, crues, c'est bon ; on en garnit les salades.

Lisa loucha sur le petit couteau court qu'Azur employait pour éplucher les légumes. C'était aux antipodes de ce que pouvait être un économe et, de toute manière, Lisa n'avait vraiment jamais tenté d'apprendre à cuisiner. C'était le truc d'Elena, mais même sa grande sœur préférait les plats préparés, les conserves et les fast-foods.

— Je vais te montrer ! C'est facile, il faut juste apprendre à être précise et ne pas se couper. Si tu fais des copeaux trop épais, le cuisinier sera fâché et tu gâcheras des légumes. Regarde !

Joignant le geste à la parole, Azur se mit à éplucher méthodiquement, sous le regard de Lisa qui suivait ses gestes et s'évertuait à retenir la technique. La psyké était précise et habile ; et elle riait, amusée de faire la professeure. C'était peu commun pour elle de se retrouver en cuisine sauf pour donner un coup de main en cas de grand afflux. Sa tâche était d'accompagner et suivre Jawaad partout où il allait sauf exception et, au domaine, la cuisine était souvent bien assez fournie en personnel. Et puis c'était un peu le terrain réservé à Joran, l'esclave personnelle d'Abba.

— Tu aides aux cuisines... Tu fais d'autres... heuuu... corvées aussi ?

Azur devina de suite le sens caché de la question, mais elle fit comme si de rien n'était :

— Oui, bien sûr ; c'est notre rôle, tu sais, de nous occuper des tâches ménagères. Et puis nous sommes assez nombreux pour que cela ne soit pas bien fatigant. Ici, j'aide aux cuisines, au ménage, à servir les libres...

— Et on... heu... personne ne te demande... heu... rien de plus... intime ?

Azur se tourna avec un regard tendre sur Lisa dont les joues, constellées de taches de rousseur, avaient pris une teinte presque écarlate en posant sa question si embarrassante. La psyké avait bien entendu vu juste :

— Tu t'en effraies ?... Nous ne sommes pas dans une maison des plaisirs ou un Jardin des Esclaves. Et j'appartiens à Jawaad. La propriété, c'est une chose que tout le monde respecte. Ici, seul Duncan pourrait me demander de rejoindre sa couche et a permission de notre maitre de m'utiliser pour son bon plaisir. Et il ne l'a pas fait. Seul un fou userait de nos corps sans en avoir demandé le privilège à notre maitre. Tu n'as rien à craindre, Anis.

— Per... personne ne va... vouloir alors, heu... nous utiliser, ni toi, ni moi ?

— Pas dans l'hospice en tout cas. Et en dehors, il n'y a guère plus de risque si nous sommes un tant soit peu prudentes. Mais je t'encourage quand même à ne pas quitter l'hôpital sans être accompagné d'une personne libre, petite sœur. Tu es jolie, et une rousse aux yeux verts est une rareté qui donnerait des envies à certains hommes malavisés de te voler à notre maitre, pour te garder pour eux... ou te revendre fort cher !

Azur éclat de rire devant la moue à la fois de crainte et de soulagement que fit Lisa à cet instant, ce qui valut aux deux jeunes femmes un grognement mécontent du cuisinier. Azur fit une petite moue désolée vers le maitre des cuisines, mais ne s'en troubla pas pour autant et reprit :

— Tu es un peu étrange pour une Languiren sortie d'un Jardin des Esclaves ! Ne t'en fais pas, je le sais. Cela se voit comme le nez au milieu du visage que tu n'es pas vraiment faite pour les plaisirs des hommes ; pas encore en tout cas. Notre maitre te gardera pour lui et ne te prêtera que quand il sera sûr que tu lui feras honneur.

— Je... j'espère... que... que ça n'arrivera que le plus tard possible.

Azur répondit en ébouriffant la chevelure de feu de sa jeune consœur :

— Cela arrivera quand tu commenceras à montrer que tu apprécies que cela puisse arriver, alors cesse de t'angoisser à ce sujet. La psyké lui tendit le petit couteau, et une carotte : tiens, tu veux essayer ?

— Heuuu...

Le résultat ne fut pas exactement brillant. Azur avait attrapé un autre couteau et poursuivait sa corvée tout en regardant faire Lisa, qui ne s'y prenait pas si mal, mais à une vitesse qui demanderait à ce rythme deux bonnes journées pour vider le panier. Son bras en écharpe ne l'aidait pas à être habile ou efficace, mais ce n'était pas le but : elle souriait. Elle n'en avait peut-être pas vraiment conscience, bien qu'Azur fut vite persuadée du contraire, mais à cet instant, elle était détendue et calme, dans une cuisine remplie de monde, bruyante et animée. Une cuisine où un chef braillait toutes les trois minutes et où des hommes allaient et venaient à moins d'un mètre d'elle. Ho, Lisa sursautait quand ils passaient trop près, tremblait parfois en captant leur odeur et avait encore un regard voilé de crainte et de tristesse. Mais elle souriait pourtant, sans rien feindre et, pour la psyké, il était évident que malgré les souffrances de la jeune femme, celle-ci reprenait véritablement goût à la vie.

La leçon fut interrompue quand Lilandra déboucha dans la cuisine, hélant les deux esclaves :

— Azur, Anis, venez avec moi, j'ai besoin de vos bras. Puis se tournant vers le cuisinier : Je vous les emprunte pour la journée, Desisios. De toute manière vous avez bien assez d'aide, n'est-ce pas ?

Le cuisinier grommela quelque chose qui devait être un «oui, madame» suivi de jurons étouffés. Qu'il soit d'accord ou non, il n'allait pas défier la médecin, princesse en titre des Aklimidès, alors que lui-même n'avait qu'un prénom pour toute particule et que sa famille logeait à l'hospice par la générosité du maitre des lieux. Azur attrapa la main de Lisa, lui retira son couteau et l'entraina vers Lilandra :

— Oui, maitresse, nous vous suivons !

Celle-ci tira un sourire, mais elle ressortait déjà, en soulevant l'épais amoncellement des précieux jupons de sa robe noire et or, sachant très bien que les deux esclaves lui emboitaient le pas. Elle se tourna vers elles quand le trio franchit les limites de l'allée couverte :

— Nous allons faire des courses ! Je suis en panne de kumat, mon garde-manger est atrocement vide et mon serviteur est au chevet de sa fille.

Azur pencha un peu la tête de côté, tandis que Lilandra se dirigeait vers le portail de l'hospice, au fond de la cour :

— Est-elle malade, maitresse ?

— Non, rien de cela : elle accouche. Mais Venandh se rongeait les sangs d'attendre, je l'ai renvoyé près d'elle. Azur, il y a deux paniers, tu les porteras. Anis, tu nous accompagneras mais je t'interdis de porter quoi que ce soit. De toute manière, je ne vais pas vous changer en baudets.

Lisa, qui talonnait de près Lilandra et Azur, pour sa première sortie hors de l'enceinte de l'hôpital, posa timidement la question qui la préoccupait et qui fit éclater deux rires en réponse :

— C'est... c'est quoi.... du kumat ?

***

Abba se demanda un bref instant, l'esprit embrumé, ce qui venait de le réveiller désagréablement. Le temps d'émerger du sommeil, il constata que, d'une part, il faisait nuit noire, car de lourds nuages masquaient pratiquement tout Ortentia et que, d'autre part, Joran se tenait au-dessus de lui, le visage inquiet. Elle avait tiré sur une de ses tresses pour le sortir de son sommeil. Voilà bien une chose qu'elle ne ferait jamais d'habitude et qui aurait pu lui valoir, elle le savait, une punition désagréable.

Abba n'étant pas idiot se dit immédiatement qu'il y avait quelque chose de grave pour que son esclave le réveille ainsi en pleine nuit. S'il avait encore eu un doute, le fait que Joran fasse «chut» avec le doigt devant ses lèvres, avant de murmurer à l'oreille de son maitre acheva de mettre l'esclavagiste d'extrême vigilance :

— Mon maitre... il y a des bruits. Je crois que des gens sont en train d'entrer par les terrasses...

Le géant noir fronça les sourcils et, repoussant un peu Joran, se redressa sur sa couche, tournant la tête dans la pénombre vers la terrasse ouverte. Il entendait en effet quelque chose, perplexe au fait que les chiens du domaine n'étaient pas en train d'aboyer férocement contre des intrus.

Il n'eut pas le temps de se poser plus de questions : une ombre se dessinait derrière les voiles légers des tentures de la fenêtre, tentant d'approcher, tapie et discrète. Abba ne vit pas d'arme apparente mais il ne se posa pas plus de questions. On osait s'introduire chez lui et son sang ne fit qu'un tour. Oubliant son genou blessé, il se rua vers sa cible, qui n'eut pas le temps de réaliser qu'elle était chargée par un colosse frôlant les cent-cinquante kilos : elle fut attrapée promptement par l'arrière de la tête, puis projetée contre la plus proche colonnade. Le bruit mat que fit le front casqué de l'intrus en percutant le marbre arracha un frisson de dégoût à Joran, cachée de l'autre côté du lit.

Elle cria. Mais pas de peur. Une autre ombre fonçait sur Abba, qui se maudit de son imprudence : forcément ils allaient par deux, il aurait dû y penser !

Le géant noir était nu, désarmé et handicapé par son genou blessé. Il attrapa l'homme qu'il venait d'assommer avant que ce dernier ne finisse de s'affaler au sol et le balança devant lui tel un vulgaire sac de jute, en guise de bouclier improvisé. Il hurla vers son esclave :

— Réveille tout le monde ! Vite !

À un étage de là, Alterma avait capté le cri de l'esclavagiste. Il aurait fallu être sourd pour ne pas l'entendre : tout le monde dans la villa de Jawaad devait être en train de se réveiller. Elle ignorait la nature du cri, mais comprit de suite qu'il y avait péril imminent en voyant que deux hommes longeaient discrètement la terrasse mitoyenne à ses appartements. Elle remercia silencieusement les Êtres du Concile que toutes les fenêtres du rez-de-chaussée soient pourvues de barreaux, et se faufila hors de sa chambre en attrapant au passage une ombrelle, dont le solide manche de bois pourrait tenir lieu d'arme improvisée.

Dans le grand hall qui s'ouvrait après une volée de marches sur l'entrée principale de la villa, il faisait nuit noire, et Alterma n'entendit pas un bruit. Des cuisines, la porte s'ouvrit timidement sur une fine silhouette que la comptable reconnut sans mal. Elle siffla doucement pour attirer son attention. C'était Améria, une des filles du Jardin des Esclaves d'Abba, suivie de près par Airain qui tenait fermement un large couteau de cuisine.

— Pas de bruits, suivez-moi !

— Maitresse, que se passe-t-il ?

— Des gens tentent d'entrer dans la maison, je n'en sais pas plus que vous.

— Il ne faudrait pas rejoindre notre maitre ?

Alterma fit un non de la tête, tandis qu'elle poussait les deux filles à retourner dans la cuisine :

— Comme il a crié, ce n'est pas la meilleure des idées. On va à la cave !

— Mais... pourquoi faire maitresse ?

— Parce que Raego va nous être utile. Si on attaque la maisonnée, nous sommes finies vous et moi !

Les deux filles suivaient Alterma en robe de chambre, filant vers les escaliers menant au sous-sol. Airain fermait la marche, de toute évidence prête à en découdre, si jamais elle était attaquée. Cette dernière protesta :

— Maitresse, comment lui faire confiance ? Il a espionné mon maitre !

— Je ne sais pas qui veut s'attaquer à la Maison de Jawaad, mais celui qui ose a forcément prévu ne pas laisser de survivants. Et je suis sûr que Raego a envie de vivre autant que toi et moi. Fermez la porte !

La comptable n'attendit pas vraiment de savoir si les deux esclaves la suivaient. Elle n'avait pas pensé à prendre une chandelle, mais les couloirs souterrains menant au cellier et aux réserves étaient ornés à intervalles de petites dalles de mellia bleue, qui fournissaient une luminescence suffisante pour ne pas avoir à tâtonner. Depuis les incidents qui avaient conduit Jawaad à apprendre qu'il avait un ennemi déclaré au sein de l'Église du Concile et à prendre quelques distances avec Armanth le temps que l'Elegio et la justice des Pairs ne statuent sur les événements, Raego était enfermé dans un des réduits de la cave. Un emprisonnement qu'Abba avait, contre toute attente, veillé à rendre relativement confortable. L'espion avait été soigné par un bon et discret médecin de ses contacts, une couche agréable lui avait été aménagée, il avait de quoi boire et manger et, comme il en avait réclamé et s'était montré fort coopératif, il avait même quelques livres et du nécessaire d'écriture pour s'occuper.

Raego fut tout de même surpris de voir débarquer dans sa cellule Alterma, en robe de chambre, flanquée de deux esclaves de toute évidence effrayées, dont une armé d'un couteau de boucherie. Il lorgna sans gêne sur les trois femmes :

— Heu... si c'est pour venir me tuer en pleine nuit, j'avoue que je m'attendais à autre chose... Pas que je me plaigne hein ?

— Gardez vos commentaires pour vous, j'ai une proposition à vous faire, et cela presse !

L'espion fut soudainement tout ouïe.

Abba avançait péniblement en boitillant et sautillant, maudissant son genou qui le trahissait au pire instant. Son énorme sabre frangien à deux mains en bandoulière, il tenait en main son arbalète mécanique et longeait le péristyle en terrasse du premier étage. Et laissait derrière lui des gouttes de sang. Il y avait eu de la casse et il avait été touché au flanc, ce qui n'arrangeait guère sa douloureuse claudication. Il verrait plus tard la gravité de sa blessure : il pouvait entendre au loin des cris et des appels effrayés qu'il soupçonnait être ceux des palefreniers du domaine et, plus près, des bruits plus étouffés venant des appartements de Jawaad. Il se demanda brièvement si Joran avait pu alerter tout le monde ou si elle n'était pas tombée sur des intrus.

C'était l'Église. Il n'en était pas tout à fait certain et il n'avait pas pris le temps d'aller vérifier en détail. Mais il était pratiquement sûr que la villa était prise d'assaut par des Ordinatorii, et il avait vaguement idée de pourquoi. Le géant ravala une bouffée d'angoisse à l'idée de commettre le sacrilège de tuer des représentants du Concile Divin : ils étaient chez lui et, hommes saints ou pas, ils venaient de commettre un crime eux aussi, qu'il leur ferait payer de son mieux.

Un coup d'œil rapide dans la pénombre lui assura que du côté du péristyle et des terrasses, il n'y avait nulle menace en vue. S'appuyant contre la double porte des appartements de Jawaad, il put entendre qu'on était clairement en train d'y fouiller son bureau. Le géant savait ce que des Ordinatorii pouvaient espérer trouver chez son patron. Le maitre-marchand était le genre d'homme à collectionner les artefacts des Anciens et tous les traités interdits écrit sur le sujet ; de quoi, même à Armanth, faire peser sur sa tête le risque d'un procès en hérésie qu'il aurait du mal à gagner.

Le géant souffla lourdement, ce qui en général face à qui que ce soit n'était pas bon signe. Il se glissa de coter, observant toujours prudemment les alentours, jusqu'à atteindre une mosaïque murale en trois panneaux. Lâchant son flanc ensanglanté, il pressa sur un des motifs, ce qui fit coulisser dans un chuintement presque inaudible une porte dérobée qui, depuis les appartements de Jawaad, était dissimulée par une tenture translucide où l'on pouvait tout voir en ombres chinoises. Et comme il s'y attendait, trois silhouettes se trouvaient dans le bureau du maitre-marchand, deux d'entre elles fouillant avec une discrétion relative, maintenant que l'alerte avait été donnée dans le domaine, à la lumière tamisée d'une lanterne rouge, tandis que le troisième faisait le guet.

Trois intrus. Cela en faisait un de trop pour la stratégie d'attaque du géant. Voire dans son état, peut-être même deux de trop pour parvenir à les neutraliser sans prendre de risques. Mais il ne lui frôla même pas l'esprit l'idée de se replier et abandonner la maison à ces pillards, qu'ils soient Ordinatorii ou pas. Il se ferait abattre sur pied plutôt que de leur céder le domaine et fuir lâchement.

Levant sa lourde arbalète mécanique, il ajusta sa première cible. Elle ne verrait rien venir.

***

La stratégie de Jawaad avait réussi. Aux premières lueurs de l'aube, la Callianis était en vue d'Erasthiren, petit bourg fortifié bâti autour d'une douce colline verdoyante et plantée de vignes, à quelques milles des premières frondaisons que le voilier avait survolées toute la nuit. La cité douillettement blottie dans ses murs se devinait en nuances de pastels derrière les lourds bancs de brume matinale rampant mollement entre la forêt et le fleuve.

Damas bailla un grand coup et déplia sa lunette. D'ici une petite heure à son estimation, la Callianis pourrait se poser sur les eaux de l'Étéocle et s'amarrer au port. Il jeta un coup d'œil à la longue-vue par simple précaution, avant de sonner le premier quart du matin.

Et fronça les sourcils. Quelque chose n'allait pas.

Jawaad se réveilla immédiatement en entendant toquer de manière insistante à la porte de sa cabine. L'instant d'après, et habillé - il n'avait guère vu l'intérêt de se dévêtir la veille - il se retrouva devant Damas :

— Hm ?

Celui-ci tendit la lunette à son ami, l'air grave.

— Faut que tu regardes.

Le maitre-marchand fronça un sourcil, mais ne posa pas plus de questions, se dirigeant vers le château avant, en ratissant de ses doigts sa tignasse noire emmêlée. Il ajusta la longue-vue pour observer Erasthiren. Cela dura peut-être une minute, avant qu'il se ne tourne sur Damas, l'air cette fois particulièrement grave en plus d'être comme de coutume maussade :

— Réveille tout le monde. Branle-bas de combat ; fais distribuer les impulseurs et prépare une chaloupe de sauvetage. On va mouiller en plein fleuve, dans le courant, par précaution. Fais-nous descendre à six mètres du sol !

Damas fila sur le pont et commença à crier ses ordres en faisant tonner la cloche de bord, ce qui eut pour effet de réveiller tous les hommes de repos dans un chaos un peu vaseux, mais qui ne dura pas. En quelques instants, tout l'équipage était armé et sur le pont et l'une des deux chaloupes de bord hissé contre le bastingage, avec trois volontaires prêts à se porter au secours de qui que ce soit. Et qui se demandaient tout de même bien ce qui pouvait se passer.

Mais alors que la Callianis filait vers Erasthiren dont le vent matinal chassait les brumes, la réponse vint d'elle-même se jeter à leurs yeux.

La ville était en feu.

Continue Reading

You'll Also Like

21.4K 2.8K 41
La Province de Nauphela est divisée en quatre Ordres : Les Chevaliers, les Fées, les Sorciers et les Archers. Pour établir une harmonie entre chacun...
2.5M 114K 113
Mariage Forcé et la nouvelle tendance sur Wattpad, je vous laisse découvrir le mien . Surtout ne vous arrêter pas simplement sur la couverture, je v...
1K 230 6
| RECHERCHE ACTIVE DE VOLONTAIRES COURAGEUX | Bienvenue dans ce livre qui relate mon nouveau projet sortit tout droit de mon imagination débordante...
9.5K 478 26
Tome 1 : Demoniaque : Pacte avec le diable Tome 2 : Ange déchu : Révélations Tome 3 : Angélique : Libération /!\ Attention Spoil /!\ Ce livre est le...