Abby porte une robe aujourd'hui. Noire, hyper simple mais hyper seyante, que je jalouse d'être aussi près de son corps. Difficile à dire si elle porte des collants ou des bas, en dessous – j'essaye de ne pas songer à la deuxième option et ce qu'elle permettrait sur un plan de travail. Mlle Sauldubois ne porte plus que des ficelles de moins en moins couvrantes, ces temps. Ça s'écarte facilement.
Se souvenir, vite, que le Maire, Pépé, Josette, Maman et trente PNJ piétinent de l'autre côté du mur.
Abby n'en passe pas moins un bras dans mon dos, m'attire pour me chuchoter :
« C'est dommage, quand même, qu'on ne puisse rien faire pendant quelques jours.
— Arrête, geins-je, atterré que cette disette sexuelle résulte de ma propre initiative – pas quand ma mère est dans les parages.
— Tu pourras toujours venir te faire éclater à Mario Kart en pleine nuit, si tu veux. »
Je passe un doigt sous son menton, relève sa petite tête rayonnant de malice et de stupre.
« Je vais aller dire bonjour à Agathe, déclare-t-elle avant que je n'aie pu me résoudre à l'enlacer ou lui mordre le cou.
— Attends, je... faut que je te demande un truc » articulé-je en la retenant par la main.
Je soutiens une œillade mutine qui manque me faire disjoncter. De quoi je voulais causer, déjà ? Ah, oui. Noël.
« Est-ce que tu... est-ce que... tu voudrais bien... »
On a dû oublier de m'installer le DLC approprié. La zone est bloquée, ma langue trébuche – et pas sur la sienne, pour une fois. C'est le soft lock. Pris dans les marasmes de la panique, mon cerveau s'ébroue sur une flatulence et ce qui en résulte achève de m'atterrer :
« Tu voudrais qu'on fasse un live pâtisserie, avec Twist ? Et... ben, et toi ? Genre... pour faire un... une bûche ? Ça pourrait être marrant. Et c'est de saison. »
Comme les mandarines, et ça n'est pas marrant pour autant. Elle esquisse toutefois un sourire, de ceux qui font froncer joliment son nez – et remonter l'anneau en argent qui l'orne.
« Dimanche après-midi, juste avant le Réveillon ? »
Je n'attendais pas une telle réponse. Normal, je ne m'attendais pas non plus à poser une telle question. Ma 8ème personnalité, celle toute dévouée à l'administratif, feuillette le planning Crashtwist et me fait de grands signes négatifs. J'opine pourtant.
« Je vais réfléchir à une recette surprise, poursuit Abby, virevoltant déjà jusqu'au frigo pour consulter les stocks. Un peu difficile, histoire que vous suiez un peu. Je vous guiderai pour les étapes, mais sans rien toucher. Ça irait, comme concept ?
— Tu... vraiment, tu veux bien ? »
Elle m'observe comme si j'étais une palourde à qui vient d'être offert le don de la parole, soupire sur une moue à la fois désespérée et patiente.
« Plutôt chocolat ou fruits ? Non, ne dis rien, en fait. Je gère. »
Un chaste bisou sur la joue me marque au fer rouge, avant qu'elle ne fugue en direction du souk. J'essaye de recoller mes morceaux, tout flageolant. La dernière fois que j'ai, disons, pâtissé, le challenge consistait à faire cuire des cookies tout prêts pour l'anniversaire d'un pote de lycée.
Un live avec Abby. J'hésite entre me féliciter pour l'initiative ou changer de pseudo, d'identité, et partir vivre au Pérou. Peut-être qu'elle m'y suivrait, si je lui posais la question. Mais l'inviter pour Noël, c'est déjà manifestement hors de ma portée, alors traverser l'Atlantique... on va attendre d'avoir récupéré quelques points en éloquence.
Retournant écumer la salle, je découvre le rouquin de retour de l'Intersport, les cheveux encore piquetés de neige.
« Tu fais quoi, déjà, le 24 ? attaqué-je sans sommation.
— Ben, mes parents se payent une croisière pour leur trente ans de mariage, donc à eux les Caraïbes, à moi le Noël en solo. Je t'en ai parlé l'autre jour, il me semble.
— Super, tu viendras t'étouffer avec la dinde de Maman chez le vieux, je t'invite. Et l'après-midi, on fait un live pâtisserie. Avec Abby. Une recette impossible. »
Ça paraît encore plus improbable résumé de cette manière. Oliver adopte aussitôt une expression que je qualifierais d'insupportable croisée condescendante.
« Ça alors, si je m'étais douté...
— Tu pouvais pas t'en douter, l'idée m'est venue d'un coup, répliqué-je avec la férocité d'un roquet sur lequel on vient de marcher.
— Nan mais c'est bien, bon concept, on va se marrer. »
J'aurais bien aimé qu'il dise non. Ou qu'il approuve avec davantage de véhémence. Touist me gratifie d'une claque sur l'épaule, s'en va saluer ma mère et Pépé. Lequel, en bon orateur, régale son auditoire – vieux et vieilles confondues.
« Y'avait une nénette infirmière, au tout début, mignonne comme un cœur et avec un sacré pétard, mais ils me l'ont remplacée par un mec. Un jobastre plein de tatouages et avec une queue de cheval, on a déjà vu ça ? »
Mlle Sauldubois a eu l'idée de gribouiller une paire de cerises sur le plâtre de l'aïeul. Un bocal de feutres est à dispo pour que le troisième âge s'en donne à cœur joie. Quelques signatures, des vœux de rétablissements, un ou deux totos recouvrent déjà sa guibolle. Le Maire, charmé par l'initiative et heureux comme un jar pami ses oies, vient tenter sa chance.
« Je vous laisse un autographe, M. Creusot ? »
Je m'attendais à ce que le vieux l'envoie paître, mais il n'en fait rien. Il accepte sans mot dire, fier comme un Napoléon défraîchi dans son siège. Un Napoléon qui finit toutefois par l'ouvrir :
« Vous avez qu'à me dessiner un mammouth.
— Un mammouth ? s'étonne l'autre.
— Ouais. Vous savez pourquoi y'en a plus, des mammouths ? »
Le Maire sourit, hésite, consulte la foule alentour qui sourit elle aussi. Mais avec l'air de vautours heureux de constater que la pauvre gazelle s'est engluée dans la mare aux crocos. L'humour de Pépé, c'est comme la conduite de Josette : ça fait partie du folklore local. Et le Maire, lui, est un transfuge de cinq vallées plus loin.
« Une histoire de réchauffement climatique, sûrement ? propose-t-il. Ou une chasse trop intensive ?
— Non, rétorque triomphalement Pépé. Y'a pu de mammouths pasqu'y'a pu de pappouths. »