~ Plaidoirie
Par Ezéquiel Perrin :
— Plantons le décor ; nous sommes en plein mois de juillet 2063. La journée du 12 a été chaude et sèche et la nuit tombe progressivement sur Paris. C'est une soirée banale dans l'existence d'une famille banale qui nous rappelle la nôtre. Nous sommes un dimanche soir, alors cette nuit-là, monsieur Bain, boulanger de métier, ne travaille pas. Un détail qui aura de l'importance, car si nous avions été un autre soir de la semaine, monsieur Bain aurait été dans sa boulangerie au moment du drame. Peut-être serait-il là pour parler lui aussi à cette cour, peut-être serait-il là, au côté de sa fille pour témoigner de l'horreur et de la perte d'un proche. Mais malheureusement, il n'aura plus cette chance, il n'aura plus la possibilité de parler et de témoigner.
Sa femme était avec lui. Institutrice, madame Bain avait en responsabilité une classe de CM1. Elle était très appréciée, comme le témoignent toutes les lettres et les fleurs ayant été déposées devant sa photographie pour lui rendre hommage. Pour respecter le deuil de ses élèves, madame Bain n'a pas été remplacée immédiatement. Les enfants ont passé un mois sans instruction, sans leur institutrice aimante et volontaire qui avait la passion des oiseaux chanteurs.
Le couple Bain a une fille qui se prénomme Iphigénie, comme la petite fille qui doit être sacrifiée pour faire souffler le vent, dans l'Iliade d'Homère. Iphigénie Bain n'a pourtant rien à voir avec la jeune fille du mythe. Seule la fin de son prénom est prémonitoire, car son génie ne fait aucun doute. La fille Bain possède un QI de 180 points. Elle réussit dans toutes les disciplines, mais excelle dans les mathématiques et, comme sa mère, adore l'ornithologie.
C'est une famille heureuse et chrétienne pratiquante ; ils sont charitables, besogneux et authentiques ; appréciés du voisinage, de leurs amis, de leurs parents.
Mais la nuit du 12, ils s'endorment paisiblement pour ne jamais se réveiller.
Guillaume Boucher, un délinquant multirécidiviste, remis en liberté récemment, décide sur un coup de tête de mettre le feu au local poubelle de l'immeuble dans lequel la famille Bain habite.
Les flammes croissent et gagnent rapidement l'extérieur du local. Elles inondent les premiers étages.
La famille Bain habite au troisième et dernier étage de ce petit immeuble du centre-ville. Les pompiers évacueront d'abord les premiers étages. Les flammes émettent une fumée dense et toxique, mais aussi des émanations de monoxyde de carbone aux effets pervers. Les pompiers évacuent essentiellement des personnes inconscientes, piégées dans leur sommeil par le gaz. On évacue totalement le premier étage, le deuxième et, enfin, le dernier. La famille Bain sera la dernière famille à être évacuée, un sauvetage rendu difficile par des flammes qui bloquent l'accès aux étages supérieurs. Les parents d'Iphigénie sont emmenés aux urgences avant elle. Ils ont ingéré plus de gaz et de fumée qu'elle.
Iphigénie, dans sa chambre située au sud, va éviter le plus gros de la fumée mortelle, en revanche, les flammes gagnent sa chambre et la blessent grièvement. Elle sera conduite aux urgences in extremis, puis admise au service des grands brûlés de la salpêtrière.
Elle se réveille deux semaines plus tard. Nous sommes alors le 27 juillet 2063. Iphigénie émerge du coma artificiel dans lequel les médecins l'avaient placée, afin qu'elle ne souffre pas trop de ses graves brûlures. Elle a subi plusieurs interventions importantes. Quand elle s'éveille, elle ressent d'abord la douleur, dans son dos, insoutenable.
Ensuite, c'est l'incompréhension. Où est-elle ? Quel jour sommes-nous ? Pourquoi a-t-elle mal ? Pourquoi est-elle seule ? Les services d'accompagnement psychologiques feront tout pour lui annoncer la nouvelle en l'épargnant, mais... comment annoncer à une jeune fille de treize ans, fille unique, qu'elle est orpheline. Pour elle, il ne s'est écoulé qu'une longue nuit sans repos. Elle n'a aucun souvenir de l'incendie, ayant perdu connaissance dans son sommeil. Aucun souvenir, tout comme aujourd'hui, et plus aucune famille. Elle n'a pas pu assister aux obsèques en raison de ses blessures, même ça, même son droit fondamental à dire au revoir à ses parents lui a été retiré. Elle se réveille après les cérémonies, les hommages et l'incinération. Elle a tout raté. Tous ses repères se sont volatilisés, son appartement contenant tout ce qui lui restait d'eux, partis en cendres.
Iphigénie devra affronter seule la suite de son hospitalisation. Les dizaines d'interventions qui suivront. Deux mois de sa vie perdus dans sa chambre d'hôpital. Elle vit actuellement chez ses grands-parents.
Voici les faits, Mesdames et Messieurs, les conséquences d'un acte gratuit, déraisonnable, infâme. L'avocate de la défense prétendra que Guillaume n'est qu'un enfant abandonné par son père, par sa mère, puis par la société.
Je ne nierais pas que le père de Guillaume Boucher a été un père infâme, violent et maltraitant. Mais est-ce une excuse ? Ce n'est pas le procès du père que nous faisons aujourd'hui, mais celui de Guillaume Boucher. Nous ne devons pas nous détourner du seul coupable de cet incendie. Edward Boucher n'était pas là quand Guillaume a allumé ce feu.
Je pose une question simple : doit-on considérer que les enfants maltraités sont au-dessus des lois ? N'ont-ils plus de libre arbitre ?
En tant que procureur, j'ai été chargé de très nombreuses affaires de maltraitances. Mes clients étaient des enfants victimes de violences parentales. Comme Guillaume, ils avaient subi des maltraitances physiques, morales ; ils avaient souffert de carences de soin. Des bébés enfermés dans des chambres avec des couches sales, des fillettes et des garçonnets attouchés, violés. Tous ses enfants sont devenus des adultes maintenant. J'ai conservé de bons rapports avec certains d'entre eux et je peux vous dire qu'aucun n'est allé allumer des incendies un peu partout pour le plaisir. Aucun n'a détruit d'autres vies au prétexte que la leur l'avait été. On ne détruit pas la vie des autres parce qu'on est détruit, ce n'est pas vrai ! On détruit la vie des autres quand on est capable de le faire, quand on est suffisamment violent pour le faire.
Guillaume n'a pas d'excuse. Il a bénéficié de toute l'aide que la société pouvait lui donner. Il a été séparé de son père relativement jeune, ce qui a mis fin à son calvaire. Il a grandi dans des centres dans lesquels il n'a subi aucune violence, bien au contraire, il a fait subir des violences aux autres enfants. Des enfants passés par les mêmes épreuves que lui et qui ont dû subir d'autres humiliations par sa faute.
La société aurait dû le condamner après la mort de sa sœur, encore une victime innocente. La justice, ce jour-là, a décrété que Guillaume avait voulu tuer ses parents, mais je n'y crois pas. Voulait-il vraiment se venger ? Ou voulait-il simplement allumer un grand feu ?
Guillaume a violenté une personne âgée et la société lui a donné une deuxième chance, en raison de son jeune âge. Guillaume a mis le feu à son propre foyer et la société a commis l'erreur de lui donner une troisième chance, en raison de son passé. Guillaume a remis le feu, encore et encore, et la société a répété les mêmes erreurs, encore et encore.
Nous avons choisi de fermer les yeux, parce que nous n'admettons pas qu'un enfant soit dangereux, violent et maléfique. Puis, il a mis le feu au foyer d'Iphigénie, il a regardé l'incendie sans ressentir de honte, jubilant même.
Quelle sera son excuse cette fois ? La jeunesse ? Ce n'est plus un enfant, regardez-le ! C'est un jeune homme qui aura le droit de vote dans quelques mois. Son passé ? D'autres ont le même et n'en sont pas arrivés là. La société qui n'aurait pas su le consoler ? La société n'a pas cessé d'être bonne avec lui. La société n'a aucune excuse à donner à Guillaume Boucher. Si elle devait en faire, ce serait plutôt à Iphigénie Bain. C'est elle la vraie victime de notre justice. Une justice qui a manqué de fermeté et a laissé en liberté un dangereux pyromane, un criminel. Un sadique.
Guillaume ne regrette pas ses actes. Il ne ressent pas de compassion envers ses victimes. Il jouit de sa toute-puissance, de son sentiment d'impunité depuis bien trop longtemps.
Il est nécessaire de rectifier le tir. Aujourd'hui, je demande à la justice de prendre une décision forte, une décision juste, une décision qui protège les vraies victimes et punit les vrais coupables.
Je demande la peine de mort pour que cesse cette série de crimes une bonne fois pour toutes.
Je demande la peine de mort, car Guillaume a tué, par trois fois, des personnes innocentes qui ne lui avaient rien fait.
Je demande la peine de mort pour la petite sœur de Guillaume.
Je demande la peine de mort au nom de monsieur et madame Bain.
Je demande la peine de mort au nom d'Iphigénie Bain.
Monsieur le juge, au nom de la Justice, je demande la peine de mort à l'encontre de Guillaume Boucher.
Fin du chapitre 20.