59. Je cherche les champignons

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— C'est absurde.

— Tout est important. Toute hypothèse est bonne à prendre. Ne serais-tu pas une taupe sous hypnose ? Ou sous influence psychique d'Alma Treskoff ?

— Silence ! »

Marcion leva les bras, car une arme chargée était tout de même pointée en direction de sa tête, entre ses deux yeux, à l'exact emplacement d'un bouton de moustique, et la personne avec le doigt sur la gâchette était une ex-agente de services secrets obscurs, à qui son ancien métier avait certainement appris à faire le ménage sans poser de questions.

« Tu sais quoi ? Dans l'un des manuscrits de la gnose, dont la seule copie officielle est conservée dans les archives du Vatican, ça parle de l'histoire d'une planète de vampires qui aurait trahi ton dieu Kaldar. Les vampires sont des traîtres. Ils ont le cœur teinté de noir, la couleur de leur sang selon les textes occultes des alchimistes, qui recommandent de le mélanger à de la sauge pour en atténuer les effets démoniaques, ou du souffre pour les amplifier... »

Ils avaient échangé les rôles ; d'ordinaire, c'était à Marcion de parler pour camoufler son stress. Mais Siren n'avait pas dormi et se sentait prise au piège. Son intellect avait été défait par une puissance étrangère ; elle ne pouvait pas l'accepter.

« On ne va pas rester ici toute la journée, proposa Marcion. Allons-y, je prends le volant. »

Une branche derrière lui craqua, ce qui fit virevolter le regard brillant de Siren sous sa frange noire. Elle s'attendait vraiment à ce que les Convertis débarquent d'une minute à l'autre, toute une meute de vampires enragés venus boire son sang.

« On n'échappe jamais à sa nature, murmura-t-elle.

— Il n'y a pas de nature. C'est à peu près la seule chose que j'ai retenue du kaldarisme. Il n'y a pas d'essence. Et tant mieux, sinon ma nature serait d'écrire des rapports ennuyeux à mourir.

— Ne... bouge... pas...

— Euh... Siren ?

— Silence !

— Tu peux la lâcher, maintenant.

— Pas avant que tu m'avoues la vérité ! »

Marcion se gratta la tête d'un air gêné ; il détourna le regard.

« La vérité... comment dire... c'est que tu as une carotte dans les mains. »

Elle aurait pu essayer d'appuyer sur la détente plusieurs fois avant que la couleur orange ne lui saute aux yeux. À cet instant, Siren prit un air ahuri, perdit connaissance, et tomba en arrière dans les bras d'Adrian von Zögarn.

L'alchimiste la traîna jusqu'à la voiture et la porta sur la banquette arrière en chantonnant une balade qui parlait de Socrate, de banquet, de philosophie, de poésie expérimentale et de physique quantique. Il s'épousseta les mains sur son pantalon de flanelle fripé et rajusta le col de sa chemise.

« Ne partez pas, monsieur Marcion ! J'ai une question de la plus haute importance à vous poser. »

Son regard se posa sur le vampire ; il fronça des sourcils, avança vers Marcion d'un pas important et le dépassa, tel ces hommes distraits mais pressés qui traversent la gare pour acheter leur journal et manquent leur train.

« ...mais avant cela, regardez-moi ça ! Je n'ai jamais vu un tel champignon. »

Il se saisit d'une canne en bois vernis, portant quelques entailles, dont le pommeau d'obsidienne représentait un énorme escargot de Bourgogne, l'une des créatures les plus étranges du règne animal selon Adrian, juste après l'ornithorynque et l'axolotl. Du bout de la canne, il tâta le chapeau noirâtre de ce qui devait être un bolet commun.

« Ce n'est pas du tout la saison. Il se passe des choses étranges, mon ami.

— Monsieur von Zögarn...

— Ne dites rien ! Parlez plus bas. Ce champignon nous écoute.

— Je...

— Ah, fausse alerte, ce n'est qu'un boletus machinchus. On s'en fiche. Venez, Martien. Vous aviez quelque chose de très important à me dire, je crois. Est-ce que vous avez à manger ? »

Adrian posa sa canne contre la portière ouverte et se mit à fouiller dans la boîte à gants. Il découvrit un vieux paquet de bonbons entamés, abandonné par le précédent propriétaire de la voiture. Un cloporte courageux avait essayé de croquer dans un bonbon d'un rose psychédélique et s'était asphyxié avec ses nanoparticules et autres sucres invertis.

« Non, se souvint-il, c'est moi qui avais quelque chose à dire ! Ha ! L'insoutenable légèreté de la mémoire. Monsieur Martien, c'est au sujet de votre chapeau. Il a élu domicile sur mon auguste crâne, ce qui me permet de camoufler mes déboires capillaires. Puis-je le garder ?

— Si... si vous voulez.

— Je vous sens hésitant ! Je comprends que vous ayez des sentiments pour ce chapeau. Après tout, le chapeau n'est-il pas le meilleur ami de l'homme ? Il vous protège de la pluie, des piqûres d'insecte ; il est la touche la plus personnelle de votre style. Et, tenez-le pour dit, quand toutes les cravates auront disparu, quand les moustaches se seront fanées, il restera des chapeaux. Le chapeau, monsieur Martien, est l'avenir de l'humanité.

— Je, euh, certainement.

— Je suis désolé. Je n'aurais jamais dû vous séparer de votre chapeau. J'ai cru... ! Ah, j'ai cru retrouver mes trois cent ans. Mais il faut se faire à l'évidence. Ce chapeau était déjà pris. Il était déjà vôtre. Et moi, je ne le mérite pas. Adieu ! Adieu, ô couvre-chef ! »

Il leva la main pour le retirer, rencontra ses cheveux grisonnants et constata que le chapeau l'avait déjà quitté au cours de son périple, sans doute pour vivre sa propre vie de bohème. Adrian émit un « ahem » gêné et, avec l'audace d'un homme politique interrogé sur ses comptes offshore, changea de sujet.

« Mais ça alors, quelle surprise ! Que faites-vous ici, monsieur Martien ?

— Et vous ?

— Moi ? Comme vous pouvez les constater, je cherche les champignons. »

Nolim IV : La Cité de cristalWhere stories live. Discover now