20. Barfol

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Qui n'a pas entendu parler du capitaine Barfol ?

Peut-être Barfol lui-même. Cela expliquerait certaines choses.


Adrian von Zögarn, Histoire prodigieuse des voyages du capitaine Barfol


En ces temps-là, le capitaine Barfol était l'un des flibustiers les plus célèbres de l'Omnimonde ; des ports de pêche de Rems aux chantiers impériaux de Neredia, des estaminets de Twinska, ouverts seulement durant la nuit hivernale, aux salles de jeu de Ferval. Sa démarche assurée, son franc-parler, sa réserve secrète d'alcool frelaté et, bien sûr, sa moustache légendaire, ne laissaient indifférents ni ses alliés d'un jour, ni ses éternels concurrents. Barfol était le porte-étendard d'un Omnimonde secret, tortueux, fait de bons plans, de bons amis, de contacts douteux et de transactions louches. En cette époque, la plupart des civilisations postulaient que les étoiles avaient été peintes par les dieux sur la voûte céleste. Mais l'Omnimonde existait bel et bien pour Barfol et ses semblables. Sur leurs épaves volantes, ces explorateurs fous, ces aventuriers téméraires, ces commerçants vénaux et ces pirates féroces traversaient gaiement les ponts d'Arcs, don des Dragons à leur ancien empire, qui en reliaient les systèmes planétaires.

Dans cet Omnimonde en chantier, chacun tenait sa propre carte, car l'univers était vaste, encore inexploré, empli de trésors abandonnés par les anciens dieux, ou tout simplement de bonnes adresses pour manger une galette de millet frite. Et l'on raturait sans cesse par-dessus l'écriture respectable de son illustre aïeul, de ce scribe-alchimiste thébain qui s'était lancé dans le commerce interstellaire de vinaigre, de ce centurion impérial renégat qui avait écumé deux cent systèmes à la tête d'une demi-légion, de ce négociant en fourrures de droms devenu l'assassin le plus recherché de son temps.

Barfol, donc, s'était fait un nom dans ce milieu interlope. À cinquante ans passés, il avait connu un nombre considérable de systèmes stellaires et partout, sauf exception, accumulé des dettes. C'est pourquoi il lui devenait de plus en plus difficile de passer un marché avec qui que ce soit, et par voie de conséquence, c'est pourquoi il s'était retrouvé en possession de la Crevette Neurasthénique.

Ayant abîmé son précédent vaisseau au retour du système paisible de Stella T'schnitza (ou T'schnizta, selon les sources), Barfol s'était vu contraint de l'échanger contre un autre en meilleur état. Or fort peu de planètes disposaient de la technologie nécessaire à la conception et la maintenance de vaisseaux interstellaires ; ce genre de service se monnayait cher, auprès de revendeurs rarement honnêtes.

Je te laisse une espérance de gain positive, avait dit le marchand en secouant la pièce dans sa main. Si ça tombe sur le chiffre un, tu auras l'Aigle Flamboyant. Si ça tombe sur la face de l'empereur Catius, tu auras la Crevette Neurasthénique. D'une candeur étonnante pour un homme de son âge et de sa réputation, Barfol s'était laissé prendre au piège – à sa décharge, il n'avait pas d'autre choix, puisque les pompes de recyclage de l'air de son vaisseau venaient de prendre feu. La pièce à double face était donc tombée sur le nez bossu et le regard sévère de Catius Decius Flaminius.

Barfol avait donc hérité de la Crevette. Mais il ne s'en portait pas plus mal. Il avait toujours eu un faible pour ces vaisseaux d'un autre âge, dont la coque ne tenait plus entière que grâce à des rivets de fer blanc ajoutés deux jours plus tôt, dont la connectique électrique défaillait toutes les dix minutes et dont la cabine étroite portait une odeur de renfermé, de suie et de plastique brûlé. Ils étaient comme de vieux amiraux célèbres en leur temps, sortis de leur retraite pour mener une dernière bataille. Barfol les poussait à leurs limites ; un vaisseau ne tenait pas plus d'un mois sous son commandement. Mais quelle fin en apothéose !

Barfol, affalé sur son siège, contemplait la vitre de l'habitacle d'un œil morne. Ses vêtements étaient encore imprégnés d'une odeur d'insecticide ; tout le long du voyage, ils avaient lutté contre une infestation de punaises, sans doute la bataille la plus épique qu'il eût connue depuis celle de Sol, où les forces de Kaldor avaient défait celles du dieu-soleil Aton, dans la plus grande indifférence du reste de l'univers.

« Une bataille gagnée » dit-il en serrant le poing d'un geste ferme, tandis que les étoiles défilaient mollement devant lui.

Il se rappelait l'amertume et le sacrifice des derniers instants, lorsqu'il avait écrasé la dernière punaise sur son propre pantalon, ajoutant une nouvelle tache irrémédiable à son palmarès.

« Pardon ? » lança Segonde, occupée à reconnecter les câbles de commande des réacteurs – une opération capitale pour leur permettre de décélérer, et ne pas dériver pour l'éternité dans l'espace.

Barfol se tourna sur son siège, dont le cuir couina comme un babouin hilare. Dans ses rares instants de lucidité, ou de sobriété, il ne manquait pas de reconnaître en elle la clef de voûte de leur équipage. Segonde l'avait accompagné dans toutes ses aventures depuis au moins trente ans ; elle lui avait sauvé la mise un nombre incalculable de fois. Lorsque la transaction tournait mal et que le vendeur se retournait contre l'acheteur insolvable, Segonde couvrait son repli tactique ; lorsque le vaisseau en perdition slalomait entre les traînées de plasma fumantes des projectiles thermo-cinétiques, Segonde s'occupait de combattre l'incendie des suspenseurs de masse inertielle à coups de mousse d'hydrogène métallique. Elle était son ange gardien.

« Que ferais-je sans toi ? » lança-t-il sur le ton de Roméo déclarant sa flamme, bien que la pièce de théâtre ne vînt à voir le jour que seize siècles plus tard.

Un tournevis à la main, dans l'autre un ampèremètre, elle sembla hésiter un instant.

« Rien, déclara-t-elle en disparaissant à moitié sous une cloison dont la peinture douteuse, sous la chaleur de l'habitacle, fondait et faisait quelques bulles. Tu serais encore à T'schnitza, en train de jouer aux cartes. »

À peine une année plus tôt, Barfol pouvait s'enorgueillir d'une flotte entière dévouée à sa cause et prête à le suivre dans ses quêtes les plus farfelues ; mais voilà, ces hommes avaient pris leur retraite ; tel un Rodrigue remontant le temps, Barfol avait vu son équipage se réduire de trois mille, à cinq cent, puis passé par l'astroport de Neredia, plus que deux. Lui et Segonde. Preuve ultime, s'il en est, qu'elle était le seul élément indispensable.

« Comment va notre passagère clandestine ? » lança-t-il en décidant d'ignorer crânement le voyant d'alerte qui clignotait juste sous ses yeux depuis quelques instants, indiquant qu'une certaine réserve d'ammoniac se vidait à un rythme inhabituel.

« Je ne sais pas. Je crois qu'elle n'a pas bougé. Tu peux aller la voir. »

En se levant, Barfol manqua de se cogner au plafond trop bas. Il parcourut les cinq mètres de l'habitacle en quelques pas lents, mal assurés ; pourtant, Barfol était tout à fait sobre – à son grand regret, faute de réserves suffisantes – mais le vaisseau était aussi encombré qu'une résidence étudiante un lendemain de fête.

Tout au bout, les yeux fermés, allongée sur un des trois matelas de paille qui leur tenaient lieu de lits – d'où l'affaire des punaises – Crysée semblait dormir paisiblement.

Nolim IV : La Cité de cristalWhere stories live. Discover now