13. Le palais de glace

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Partout d'où tu t'es enfui, tu reviendras un jour.

Kaldor, Principes


Au jour du Déluge, incapable d'empêcher la destruction du monde et l'ascension d'Ozymandias, Alcmène s'était enfuie de Nela.

Lorsque la bulle-navette de transit traversa la frontière de Nela, Aurélia crut entendre, dans cette tempête d'Atman qui refusait de s'approcher d'elle, l'écho de sa sœur lointaine.

La bulle était un agglomérat de polypes artificiels, maintenus ensemble par un puissant champ électrostatique. Au sortir de la frontière d'Atman, lorsque ses volutes sombres s'écartèrent comme une cascade, son énergie avait été totalement drainée. La bulle rebondit sur un toit comme un ballon dégonflé ; elle perdit quelques morceaux ; enfin elle s'écrasa en pleine rue et ses polypes éteints se dispersèrent comme des petits cailloux blancs.

Aurélia émergea avec peine de cette avalanche de gravier. Elle portait une combinaison spatiale de la Guilde des explorateurs, une sorte de carapace d'insecte au casque opaque, qui facilitait ses mouvements et leur donnait une plus grande énergie ; mais en prenant pied sur le sol transparent de Nela, elle se sentit déjà écrasée par l'ombre d'Ozymandias.

Dans une pluie de polypes, un bras mécanique émergea des décombres de la bulle-navette ; Hector nagea dans sa direction et reprit pied à son tour.

Aurélia vérifia que les fusils étaient toujours accrochés dans son dos. Certes, la magie d'Atman faisait passer ces merveilles techniques pour de simples babioles ; guère plus que des tiges de fer, ou même des bâtons. Mais de même qu'Artémis se servait du trident, Aurélia, en cinquante ans d'existence, s'était formée au fusil-plasma. Des batteries de recharge étaient fixées à sa ceinture. Malgré la crainte que lui inspirait cet adversaire monstrueux, elle ne pouvait pas être mieux préparée.

« Qu'attendez-vous ? lança Hector.

— Prends garde. Nous sommes ici dans un rêve. Nela peut, à tout instant, se retourner contre nous.

— Ah. J'oubliais. Je comprends. J'attends de voir. Néanmoins. »

Ils marchèrent quelques dizaines de mètres en direction du palais d'Ozymandias, une sorte de boursouflure transparente qui surplombait la Cité de cristal. Aussitôt, une maison se déplaça derrière eux ; le sol s'ouvrit, aspiré par les profondeurs, et fut remplacé ; là où se déroulait autrefois une ruelle, se forma une impasse presque opaque. Le rêve digérait les restes de la bulle-navette de transit. Car l'organisation des rues et des demeures, de simples cubes pleins toujours plus abstraits, changeait sans cesse à mesure que Nela passait du réel au rêve ; la cité était une sculpture de glace qui, placée au soleil, fond lentement et perd tous ses détails. Mais la ville refusait néanmoins toute influence extérieure. Ils n'étaient pas les bienvenus ici. La réalité de leur matière faisait des deux arrivants des intrus d'un autre temps, des opposants au dogme que Nela, déjà consciente de leur présence, souhaitait voir disparaître.

« Mais vous-même, ex-maîtresse, n'utilisez-vous pas la magie d'Atman ? N'y avez-vous jamais songé ?

— Ha ! J'ai rêvé d'employer son propre pouvoir contre le roi-sorcier. Mais Atman... Atman ne s'adresse pas à moi. Nous vivons dans deux mondes différents. Il recherche des hommes qui croient que pour bâtir, il suffit de détruire, et que le pouvoir peut être le socle d'un Empire éternel. Il faudrait être fou pour passer ce pacte.

— Il faudrait être fou pour venir chercher Ozymandias en son domaine, constata Hector en trébuchant sur un rocher de cristal clignotant, qui venait tout juste d'apparaître sur la trajectoire de sa troisième jambe de métal.

— C'est un autre genre de folie. »

Un escalier blanchâtre déroulait ses premières marches jusque devant eux ; il se tordait sur le côté en montant, en direction du palais suspendu d'Ozymandias, encerclé de jardins dont émergeaient des palmiers figés en statues de glace.

« Nous ne pouvons pas revenir en arrière, dit Aurélia.

— Ah. Non, en effet.

— Je suis déjà venue ici, Hector, à deux reprises, dans mon passé, et maintes fois depuis, en rêve. Penses-tu que cette fois sera la bonne ?

— Si vous avez échoué deux fois, le plus probable est que vous échouerez une dernière fois, jugea le droïde, incapable de mentir, ni de s'empêcher de raisonner rationnellement. Cependant. Ah. Je vais être métaphorique. On dit que la vérité finit par triompher à l'usure. On peut lutter contre elle, on peut l'empêcher de parler, mais on ne peut pas l'empêcher d'exister. Si vous êtes déjà venue deux fois, le plus probable est que vous reviendrez ici. »

À travers la visière de son casque en verre fumé, Aurélia accorda un regard à Hector. Il avait raison. Elle avait longtemps pensé à ses vies passées, mais qu'en était-il de ses vies futures ? Elle ne faisait peut-être que tracer un chemin pour une autre incarnation, qui viendrait finir son travail. La nécessité d'une victoire future rééquilibra sa peur d'échouer maintenant. Cela n'enlevait pas l'importance de sa présence.

« Crois-tu que si je parle, elles m'entendront ?

— Qui donc ?

— Mes vies futures.

— Vous êtes trop métaphorique pour moi, ex-maîtresse. »

L'escalier prit fin. Un couloir immense, haut de plafond, s'étendit devant eux. Ses murs semblaient faits de plastique transparent, coulé sur une armature fibreuse de couleur turquoise. Le sol était d'une glace glissante, grisâtre. La lumière solitaire qui illuminait Nela, amalgame des étoiles environnantes, que la déformation relativiste fusionnait en un unique soleil, traversait les arches du plafond comme une rangée de projecteurs.

Au bout de cette galerie froide se trouvait un trône couronné d'aiguilles de cristal ; assis en travers de ce trône, ainsi qu'un étudiant ennuyé qui rêvasse dans une bibliothèque, attendait Ozymandias. Plus grand qu'Aurélia, couvert d'une armure d'or, son apparence était digne de sa légende ; mais l'expression vague de son visage trahissait la faiblesse de ses convictions. La puissance, oui, l'intelligence, non ; de même que de nombreux tyrans qui viendraient dans l'histoire, Ozymandias était avant tout le fruit du hasard.

Dans cet univers auquel il avait tourné le dos, cinquante mille ans s'étaient écoulés. Sur Terre, les survivants du Déluge s'étaient scindés en deux groupes ; les uns avaient suivi Outa-Napishtim et s'étaient intégrés à la nouvelle société humaine ; les autres avaient poursuivi un projet d'expansion vers les étoiles. Ils avaient conquis de nouvelles planètes, dans un rayon de deux mille années-lumière autour de la Terre. C'est sur l'une de ces planètes qu'Aurélia avait combattu le roi-sorcier Sarpédon, et qu'elle avait volé le vaisseau-lumière, la machine la plus rapide de l'univers, la seule capable de l'emmener jusqu'à Nela.

Pour Ozymandias, ces millénaires d'inventions, de découvertes, d'art, de violence, d'amour, de trahison, de guerres, de paix, de secrets, de philosophie, de religion, d'empires, de tyrans et de tyrannisés, de justice et d'injustice, ces millénaires au cours desquels l'homme avait réinventé la roue, avait cru atteindre la vérité cent fois, s'en était éloigné, rapproché, éloigné de nouveau ; tous ces millénaires s'étaient embrouillés, comme les pages d'un livre que le lecteur indolent feuillette en espérant tomber au hasard sur les meilleurs morceaux.

Comme Ozymandias se moquait de l'univers, le miroir qui lui permettait de communiquer avec Atman se situait maintenant derrière lui, petite tache d'encre jetée à même le mur. Il lui fallait se retourner pour poser sa question rituelle.

Le roi des rois était assis de manière informelle, familière, un équilibre précaire ; voyant Aurélia et Hector marcher dans sa direction, il se remit droit, tendit la tête en avant et plissa les yeux. Sa voix résonna sous les arcades du palais de glace, dont elle semblait faire vibrer les murs.

« Encore toi ? »

Nolim IV : La Cité de cristalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant