68. Christian

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Méfiez-vous du gars qui vous offre un café.

Adrian von Zögarn, Traité d'héroïsme, annexe II : conseils pratiques


Christian était un jeune homme sans histoire, ce qui, dans une société dominée par le culte de l'extraordinaire, le rendait à la fois invisible et ennuyeux à mourir. Il était l'archétype du personnage secondaire des comédies romantiques et, chaque fois qu'il se rendait à une soirée en compagnie de quelques connaissances, on fuyait sa conversation au point de faire de lui un élément de décor, tout juste bon à tenir la chandelle pour un couple d'amoureux.

Les histoires de vaisseaux extraterrestres écrasés dans le Groenland, de dieux infernaux s'échappant de leur prison millénaire pour venir gober des étoiles entières, de lutte secrète contre un complot de vampires d'origine extraterrestre, avec force alchimistes fous, escargots, moutons et batailles spatiales, auraient eu un certain effet, mais il était tenu, par le secret professionnel, de se cantonner à sa passion pour la pêche.

Bien qu'il ne figurât point sur l'organigramme de la direction générale, Christian était le deuxième personnage le plus important du Bureau après le directeur Denrey. Il ouvrait son courrier, écrivait ses lettres, faisait patienter ses invités, prenait les appels téléphoniques secondaires. Il apportait le café au directeur, parfois une boîte de donuts, poussait son fauteuil électrique quand celui-ci tombait en panne. Huit ans plus tôt, à l'époque des vaches maigres, alors que le Bureau Transnational de Sécurité végétait dans un demi-étage de bureaux lugubres, il lui arrivait même de passer la serpillière faute de budget.

D'aucuns auraient pu crier au sous-emploi de ses nombreux diplômes en langues étrangères et relations internationales, mais Christian se tenait ici sur le toit du monde, d'où il contemplait la Terre dans toute sa complexité. L'alpiniste ayant atteint l'Everest vous regardera de travers si vous lui proposez de s'installer à vie dans un bureau climatisé. Depuis huit ans, le Bureau était le théâtre d'intenses mutations. Ce n'était pas un endroit confortable et, plus d'une fois, on avait essayé de le faire disparaître. De lourdes menaces pesaient sur cette structure encore fragile. Mais même si Christian n'avait aucun pouvoir, ni sur les décisions du Bureau, ni sur son avenir, il n'aurait changé de poste pour rien au monde.

Ce matin à huit heures précises, il sortit de l'immeuble pour rejoindre le café d'en face. La machine à café au premier étage des locaux était depuis peu affectée par un étrange problème technique, qui l'empêchait de servir autre chose qu'un mélange de potage à la tomate et de thé à la menthe. Alors qu'il attendait au feu rouge, les yeux perdus dans le défilé des voitures, un homme s'approcha de lui.

« Excusez-moi, vous avez du feu ? »

Puis Christian eut un accès brutal de fatigue. Ses yeux se fermèrent contre son gré et il se sentit rattrapé par des mains puissantes, plusieurs personnes peut-être, tandis que les lueurs de la matinée tournaient au-dessus de sa tête comme un vol de vautours.

Son réveil fut tout aussi brutal.

« C'est efficace.

— Je vous l'avais dit. »

Christian était assis sur une chaise inconfortable, les poignets et chevilles attachés par des liens en plastique. Il devina qu'il se trouvait à l'intérieur d'un van, sans doute garé dans une ruelle douteuse à quelques pas du Bureau.

Un homme retira une seringue de son bras, la rangea dans un sac plastique et appliqua un pansement. Sa vision et ses idées redevenant claires, il reconnut l'agent Stanislas Cards, en costume passe-partout. Toutes ses blessures étaient parfaitement guéries, à l'exception d'une petite cicatrice sur son nez. Il regardait sa montre avec une inquiétude palpable.

Nolim IV : La Cité de cristalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant