Jusqu'ici tout va bien

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Les rues emmitouflées dans leur manteau neigeux sont noires de monde. Je me faufile entre les retardataires qui, comme moi, cherchent, à défaut du cadeau idéal, un petit quelque chose acceptable perdu au milieu des horreurs qui squattent seules les boutiques à quelques jours des fêtes. Il ne me manque pas grand-chose pour terminer le sien. Les éléments indispensables, je les ai achetés il y a bien longtemps. Prenez par exemple le DVD de ce film de Tarantino qu'elle aime tant. Il est déjà soigneusement emballé, caché dans mon armoire. Ou ce bol orné d'une vache qui nous a fait rire aux éclats au nez de la vendeuse, dépitée. Lui aussi a été choisi il y a plusieurs semaines.

Plus je dépense pour elle, plus je lui montre mon amour. A l'instant même où cette pensée me traverse l'esprit, je réalise à quel point je suis bouffé par la société de consommation.

Ai-je vraiment besoin de la couvrir de cadeaux pour l'aimer ?

Peut-être bien, dans le fond. Après tout, je préfère que mon argent serve à ça. Je l'aurais dépensé quoiqu'il arrive, pour d'autres achats moins glorieux. Et puis, si ça lui fait plaisir, c'est tout ce qui compte. Je ne suis heureux que si elle l'est. C'est peut-être pour ça que j'en fais parfois trop. Pour être sûr qu'elle soit heureuse. Que je puisse l'être à mon tour. Je suis généreux par égoïsme.

Peut-être est-ce bête de penser que seul le matérialisme la satisfait. Peut-être. Mais quoi d'autre sinon ? Je ne sais pas. Je ne sais pas quoi faire, quoi dire, hormis dépenser les quelques deniers que j'économise pour elle. Je compense. Peut-être parce que je ne veux pas la perdre. Je n'ai pas les moyens de la garder auprès de moi, physiquement parlant. Je fais ce que je peux. L'aimer ne doit pas suffire. Je ne crois pas mériter ce bonheur, alors, je m'accroche.

Et puis, c'est mon premier Noël en amoureux. Pour la première fois, je suis excité à l'idée d'offrir quelque chose. Il y a un ou deux mois, quand j'ai voulu réfléchir à son cadeau, et que je ne savais pas quoi lui offrir, j'ai pleuré. Comme ça. Par dépit. Je ne savais quoi faire d'autre, alors, j'ai pleuré. Et puis il m'est arrivé ce truc étrange comme quand j'étais gosse. Connexions. Neurones. Electrochoc. Illumination. Et j'ai vu ses cadeaux comme des évidences.

J'ai commencé à les acheter. A les personnaliser un peu aussi. J'ai même réservé une table dans un restaurant, la veille de son départ dans sa famille, pour les fêtes.

Et c'est ce soir déjà, que l'on fête notre Noël. C'est en avance ? Rien à foutre. C'est le nôtre, et personne ne pourra nous le voler.

Et il me manque ce petit truc à la con. Un sapin gonflable. Parce qu'elle n'a pas de sapin chez elle.

J'ai erré en ville tout l'après-midi. Des Nouvelles Galeries à Soho, en passant par PVC, et d'autres boutiques plus obscures. J'étais comme tous les gens que je croisais. Un zombie, le regard fixé sur son objectif. Peut-être suis-je passé devant des gens que je connaissais sans y prêter attention. Eux non plus ne m'ont certainement pas vu. Plus que jamais, nous étions enfermés dans notre petite bulle. Notre univers personnel.

En temps normal, déjà, chacun vit dans son petit monde hermétique. Son téléphone portable. Son baladeur. Son livre. Regardez-nous dans un bus. Pas un regard échangé. Pas de mots qui se croisent. On s'enferme. Il n'y a guère que quelques jeunes enfants et vieilles personnes pour amorcer une conversation avec le premier venu. Au début, ça surprend. Tu es tranquillement réfugié dans ton cocon, et tout à coup, il se fissure, laissant se déverser en lui un flot de paroles. Et puis tu t'y fais. Les vieux et les jeunes sont sujets à des incontinences. Des incontinences bullaires. Il n'existe pas de protection contre ça. Ce n'est peut-être pas plus mal. Alors, on s'y fait. On vit avec. On se surprend même à les apprécier, ces échanges anodins perdus dans une journée initialement banale, et qui ne l'est plus tout à fait.

Je traçais donc au milieu de la foule. Bondissant de magasins en magasins, me faufilant dans cette jungle urbaine. Et je l'ai trouvé. Il n'est pas vert. Il est transparent. J'inventerais une histoire. Peut-être qu'il fait partie d'une espèce rare. Il se fond dans son environnement pour ne pas être sauvagement découpé à l'approche du 25 décembre. Pour ne pas être arraché de sa terre natale. Elle rit quand je raconte des conneries. Elle me dit que je suis con, et après, elle rit. J'aime bien.

Je suis rentré chez moi, et je me suis habillé. Presque bien pour une fois. J'ai même mis une chemise, au lieu de mes habituels tee-shirts. Un boxer. Parce que tu aimes bien. Parce que tu me l'as dit. Parce que tu n'es pas un sondage de Jeune et Jolie. Alors, je t'écoute.

Je suis allé la chercher chez elle. Je l'ai conduite au restaurant. Elle ne s'y attendait pas. Elle a été surprise. Heureuse. Rassasiée. On s'est fait un vrai repas de fête. Elle m'a dit merci, et on est rentré chez moi. On a ouvert nos cadeaux, au pied de son nouveau sapin. On s'est embrassé. Je l'ai fait attendre deux minutes. Et dans ma chambre, j'ai allumé la dizaine de bougies que j'avais soigneusement disposées. Je l'ai fait venir. On s'est allongé sur le lit. On s'est déshabillé. On s'est caressé.

Et sa langue quitte tout à coup ma bouche.

« Ca sent pas le brûlé ? »

On se retourne. A nos côtés, une flamme grandissante part de la lampe de chevet et lèche la tapisserie.

Elle recule d'un coup. Je ne sais pas quoi faire. Ambiance romantique à la con...

Pourquoi tout ce que j'entreprends foire magistralement ? Je prends la bouteille d'eau au pied du lit et la verse en entier. Si j'ai maîtrisé l'incendie, mon portable n'a pas survécu à la douche surprise. Il était posé à côté de la lampe.

On s'est regardé. Un sourire s'est dessiné sur son visage. Et on a ri. Comme des bossus. Quand on a eu fini, on s'est enlacé, et on s'est endormi. Comme ça. C'était une belle soirée. C'était une belle nuit. Notre Noël à nous. Et quand dans l'oreille elle m'a dit

« Joyeux Noël mon chéri », j'ai senti l'excitation, plus forte que jamais. Plus forte que devant le sourire de Marie. Plus forte que devant la couverture d'un Hot Vidéos. Plus forte encore que lors de mes soirées clandestines devant la télévision, à mater les films de seins de M6. Plus forte encore que quand j'ai embrassé Nina. Plus forte que quand je l'ai rencontrée, Elle. Plus forte encore que quand je l'ai vue nue pour la première fois.

J'ai senti l'excitation. Non pas pour son corps contre le mien. Non pas pour son soupir qui voulait dire merci. Non pas pour son baiser qui criait je t'aime. Non pas pour son pouls qui battait un air apaisant sur ses tempes. Non pas pour ses paupières qui se sont refermées lentement sur ses yeux encore brillants. Non. Rien de tout ça. Simplement parce que c'était la première fois qu'elle m'appelait son chéri.

Joyeux Noël à toi aussi.

Je suis tombé amoureux, et jusqu'ici tout va bien, jusqu'ici tout va bien.

L'amour avec un traversinWhere stories live. Discover now