Verbe du premier groupe

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Je t'aime.

La première fois que je lui ai dit, elle m'a serré dans ses bras comme jamais je pensais qu'on aurait pu m'enlacer. Je sentais ses os se fondre dans ma chair, et sa tête plonger dans mon torse comme pour embrasser mon cœur, directement, sans s'embarrasser des lèvres, de la langue, et de tout le reste. Alors je l'ai serrée moi aussi. J'espérais qu'elle me renverrait l'ascenseur, avec ces quelques mots. Elle s'est tue. Pas grave. J'ai pu lui dire, c'est tout ce qui compte dans le fond.

Je n'avais jamais dit je t'aime à quelqu'un. Ni à ma mère. Ni à une fille. Ni à mon père. Ni à un garçon. Ni à ma sœur. Ni même à mon traversin. Petit, parce que ça ne m'avait jamais traversé l'esprit. Et puis plus tard, parce que je ne voulais pas que l'expression, (et) ce qu'elle représente, perde tout sens, en étant répété et répété. Je voulais qu'elle sorte de ma bouche comme une composition pure et unique. Qu'elle ravisse les oreilles de celui ou celle qui l'entendra.

Si je ne m'étais pas contenu, dès notre premier baiser, je lui aurais joué cette mélodie. Mais j'ai préféré attendre. Pour qu'elle le croit. Il ne suffit pas d'être sincère. J'ai bien fait. Je l'ai aimée. Elle m'a cru. Elle m'a aimé. Un peu après. Je crois.

Avec le recul, ce premier je t'aime n'était pas le même que celui que je lui murmurais dans le cou au bout de quelques mois ensemble. Ce n'était pas celui que je lui glissais entre les dents, lorsque je l'embrassais, rieur, après qu'elle ait laissé tomber pour la troisième fois le disque que je venais de lui offrir. Pas le même non plus que celui que je dirais en larme dans quelques mois, pour la récupérer. Pas le même que celui qui impose sa cadence à ses hanches sur la piste de danse, à son bassin dans le lit. Ce n'était pas le même que celui que j'aurais pu dire à une fille quand j'étais plus jeune. Ce n'était pas le même que celui que je dirais à la mère de mes enfants. Ce n'était pas le même que celui que je lancerais dans mon dernier souffle, à celui ou celle qui me tiendra la main quand de battre mon cœur s'arrêtera.

Il n'était pas moins juste. Il n'était pas moins vrai. Le je t'aime n'a pas de règle. Il est, quel que soit l'âge, quelle que soit la personne, il est la parole la plus sincère que l'on puisse dire.

Mon je t'aime avait mûri. Pendant toutes ces années où je le retenais entre ma glotte et mes cordes vocales, il s'était gorgé de jus, se nourrissant du temps qui passe comme un fruit du soleil. Si quelqu'un l'avait cueilli avant ce jour, il l'aurait trouvé encore vert. Là, il avait ses couleurs vives et la chair ferme. Mon je t'aime était arrivé à maturation. J'étais prêt à lui abandonner. Avec mes tripes. Je lui laissais tout, comme une offrande à sa merci. Après ce je t'aime, elle pouvait faire ce qu'elle voulait de moi. M'aimer. M'ignorer. Me souffrir. Me torturer. Me quitter. Me tuer, même.

Ce je t'aime qui me dévoile. Ce je t'aime qui me fige. Ce je t'aime qui me rend vulnérable. Ce je t'aime qui s'échappe enfin, du plus profond de ma gorge, avec un trémolo dans la voix.

Ce je t'aime câlin. Ce je t'aime exaspéré. Ce je t'aime rayonnant. Ce je t'aime ému. Ce je t'aime cassé. Ce je t'aime oublié. Ce je t'aime anodin. Ce je t'aime bonjour. Ce je t'aime bonne nuit. Ce je t'aime merci. Ce je t'aime vibrant. Ce je t'aime lyrique. Ce je t'aime rageur. Ce je t'aime déchirant.

Ce je t'aime, verbe du premier groupe et du dernier regard, juste avant que nos yeux se ferment. Juste avant que le sommeil ne nous prenne. Ce je t'aime que je crie dans mes rêves, pour qu'assoupie à mes côtés, elle puisse encore l'entendre.

L'amour avec un traversinWhere stories live. Discover now