~Chapitre 17~

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Sur la route, nous parlions longuement :
- Dis, t'allais vraiment voler son sac à cette dame.
- Là non, c'était pour le vigile, mais en effet j'aurais pu le faire.
- T'as déjà volé un sac à main ? lui demandai-je, surprise.
- Bien sûr ! me répondit-il le plus naturellement possible. D'ailleurs, le soir où j'ai surpris Bernie en train de te voler ton sac, si j'avais vu que c'était un sac à main je l'aurais volé. La seule raison pour laquelle je t'ai aidée, c'est que la tronche de ton sac à dos voulait tout dire. En gros, je voyais que t'étais dans la merde.
- Mais... Attends, t'aurais vraiment osé me voler ?
- Hé oui, miss. Qu'est-ce que tu veux, c'est la loi de la rue. Soit tu voles ou tu mendies, soit tu crèves.
- Ça craint... lâchai-je après quelques secondes.

C'était choquant de voir à quel point la vie et le quotidien d'un sans-abri étaient des tabous dans notre société. Certes, on parlait des associations pour aider les plus démunis, tout le monde disait que la pauvreté était un horrible fléau, mais au fond, les seules personnes qui devraient avoir le droit d'en parler étaient ceux qui la vivait, comme Kevin, et ce Bernie.

- Au fait, Bernie, comme tu l'appelles... Tu sais quoi de lui ?
- Apparemment, il est là depuis toujours... De ce que j'ai pu constater, il a une routine assez particulière. Le matin, il se lave dans les toilettes du parc, pas loin du squat, après il fait la manche dans le métro, et le soir vers dix-sept heures il se poste devant une boulangerie pour mendier à nouveau, puis vers vingt-et-une heures il retourne dormir dans sa tente, quelques rues après l'endroit où il a essayé de te piquer ton sac l'autre jour.
- Mais... Pourquoi il vient pas au squat avec vous ?
- Y'a pleins de gens dans la même situation que nous qui veulent se la jouer solo. Moi j'aurais pas pu, même indépendant j'ai besoin de parler à des gens, mais c'est pas le cas de tout le monde.
- C'est triste... soupirai-je les larmes aux yeux.
- Nan, miss. C'est la vie. Assieds toi là, on est arrivés.


Il m'arrêta à l'entrée d'un parc à la végétation luxuriante. L'allée centrale était faite de petits cailloux blancs, et arbres, massifs floraux et plantes vertes étaient disposés de chaque côté du chemin. Il y avait un banc en bois à quelques mètres de nous. Je supposais que c'était là qu'il voulait que je m'assoie. Il s'installa à côté de moi. En face de nous, dans le ciel, trônait un soleil réchauffant que je n'avais plus vu depuis quelques jours.

Kevin sortit un sandwich de la boîte qu'il avait volée et me le donna, tandis qu'il prenait le sien.
Nous restâmes là, à manger nos sandwichs et les cookies que je lui partageai sans dire un mot. Ce silence était apaisant, nous entendions seulement le chant des oiseaux et les aboiements de quelques personnes promenant leur chien dans le parc. Kevin m'impressionnait de plus en plus. Malgré tout ce qu'il avait dû vivre, et ce qu'il venait de nous arriver, il gardait toujours cette paix en lui, cet air serein. Ce gars était le calme au milieu de la tempête.

Alors qu'il tenait son sandwich, sa manche descendit et laissa apparaître d'étranges marques sur son bras gauche, deux hématomes plus ou moins gros qui paraissaient anciens, et des traces de ce qui semblait être une aiguille qui aurait piqué son bras. Le regard de ce dernier se posa soudain sur mes yeux, et il sut que j'avais vu son bras. Il rougit et remonta immédiatement sa manche. Il semblait tout à coup paniqué, baissait la tête, comme s'il n'osait pas me regarder. Son sandwich était abandonné sur le banc.

- Kevin... m'inquiétai-je soudain. Ça va ?
- Tu... T'aurais pas dû voir ça, me murmura-t-il. Il semblait avoir les larmes aux yeux...
- Qu'est-ce qui t'est arrivé ? lui demandai-je doucement.
- Comment j'en suis arrivé là ? Hin... J'ai déconné. J'avais dix-sept ans. Et j'étais le pire connard que la Terre ait connu. Je parlais mal à tout le monde, j'croyais que le monde était à mes pieds... En soirée, je faisais n'importe quoi, et un jour j'ai testé la... La drogue. Avec des potes, on passait des nuits, et même des journées à se shooter à l'héroïne. À force, je suis devenu addicte, et un jour je suis parti en live. J'ai frappé ma mère.

Il se mit soudain à pleurer, serrant sa tête entre ses bras, mais continua entre quelques sanglots :
- Je l'ai frappé, très fort. Sa tête a heurté le coin de la table. Y'avait du sang partout... J'ai paniqué, j'ai appelé une ambulance. Elle avait... Un traumatisme crânien. Je sais pas comment, mais elle s'en est sortie après.
- Et... C'est là qu'elle t'a viré de chez toi ?
- Nan. Nan, même pas, elle m'en voulait pas, et c'était ça le pire ! Mais... Je pouvais pas la regarder, je pouvais pas lui parler après ce que j'avais fait. J'étais bouffé par la honte. Alors, je suis parti.

Alors c'était comme ça que tout avait commencé pour lui...
Il reprit :
- J'ai passé, trois ans, trois putains d'années dans la rue, à me shooter avec d'autres camés. On faisait ça n'importe comment, on se chopait des infections, j'ai vu je sais pas combien de mecs, et de filles, crever sous mes yeux, et moi aussi j'ai bien failli y passer une fois. J'ai passé trois jours à l'hôpital, avant qu'ils me jettent en me donnant un patch pour arrêter, que j'ai directement balancé dans une poubelle en sortant de l'hosto. Trois ans comme ça. Plus de mille jours.

J'essayai de le réconforter comme je pouvais, en faisant comme ce qu'il avait fait pour moi un peu plus tôt. Ma main descendait et remontait doucement sur son dos, dans un geste que j'espérais ne serait-ce qu'un tout petit peu apaisant, alors qu'il pleurait et tremblait de tous ses membres.
- Mais... Maintenant, ça va. T'as réussi à t'en sortir.

- C'est grâce à Rox', tu sais. Un jour elle est arrivée. Elle s'est pointée devant moi, et m'a tendu la main. Elle est apparue comme un ange... Et elle a réussi, je ne sais comment, à me faire décrocher. Je lui dois tout. Alors je supporte plus de la voir sortir tous les soirs, pour se taper des vieux millionnaires dégueulasses pour de l'argent. J'ai essayé de l'aider aussi, de lui faire arrêter tout ça, mais... Elle en a plus rien à foutre de moi, finit-il avant de fondre en larmes.

Je ne savais pas trop comment faire, mais je décidai de le prendre doucement dans mes bras alors qu'il s'effondrait sur mes genoux.
Finalement, la tempête avait eu raison de lui.

Un jogger passa devant nous et nous jeta un regard condescandant. Énervée, je lui adressai un doigt d'honneur. Il me lança un regard noir avant de passer son chemin. Kevin et moi restâmes ainsi pendant plusieurs minutes, sans parler. Je sentais sur mes jambes les battements de son cœur ralentir peu à peu.

Il se releva soudain, et s'essuya les yeux.
- Je suis désolé d'avoir craqué devant toi... me dit il l'air honteux
- T'inquiètes ! C'est normal. Et, tu sais que je te juge pas. Moi même j'ai fait des trucs... Enfin bref. Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse cet aprèm ? À part voler dans des magasins, ajoutai-je avec un clin d'œil.
- On peut... Trainer. Si tu veux.
- C'est-à-dire, trainer ?
- ... Je vais te montrer, répondit il en souriant.

Nous finîmes tranquillement de manger, avant de partir « trainer » dans Paris.
J'étais époustouflée ! Il y avait tellement de lieux, de petites rues magnifiques cachés un peu partout dans la ville, où personne d'autre que les personnes chanceuses qui y habitaient n'allaient jamais. Kevin connaissait tous ces endroits. Je remarquai vite que la ville de Paris n'avait aucun secret pour lui, il était le meilleur des guides touristiques.

Nous allâmes dans plusieurs lieux où des films cultes avaient été tournés, français ou américains. Il m'emmena même dans les dix-neuvième et vingtième arrondissements, pour parcourir les jolis coins déserts qu'il connaissait par cœur.

Vers dix-huit heures trente, nous décidâmes de rentrer au squat pour se reposer. Kevin semblait toujours en pleine forme, mais j'étais un peu fatiguée, ce n'était pas dans mes habitudes de marcher autant. En tout cas, j'appréciais le type aux dreadlocks de plus en plus. Je ne savais pas comment j'aurais fait à Paris si je n'avais pas croisé son chemin. Une chose était sûre, quoiqu'il ait fait dans le passé, c'était quelqu'un de bien.

FugueuseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant