Chapitre 16

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Comme à chaque fois qu'il revient à son quotidien, Loïs a l'impression d'être parti trop longtemps et de ne plus appartenir à ce monde en ébullition qui l'entoure. Trois jours hors du temps suffisent à le détacher de la réalité à laquelle il se raccroche de toutes ses forces. Trois jours à ne regarder que le plafond blanc et les murs impersonnels d'une chambre vide. Trois jours à attendre des tests puis leurs résultats avec l'intime conviction que rien ne va. Oui, trois jours suffisent à le faire se sentir comme un étranger. En ce mercredi matin, il a la sensation que ce monde commence à le détecter comme un intrus. Un antigène dans un organisme parfaitement hiérarchisé.

Depuis qu'il a mis le pied dans l'enceinte du lycée, il se sent comme observé. Simple paranoïa ? Sûrement. Pourtant, cette impression désagréable continue de lui brûler la nuque. En se rapprochant de la vie scolaire, il s'arrête et ouvre son sac pour récupérer son carnet de liaison. Discrètement, il jette un regard autour de lui. Seuls quelques adolescents occupent les recoins du hall. À travers les grandes vitres, le soleil l'éblouit. Tous les lycéens profitent encore des rayons matinaux avant de s'enfermer dans des salles de classes moites. Personne ne semble s'intéresser à sa personne. Il fronce les sourcils, est-il devenu fou ?

Alors qu'il s'apprête à toquer à la porte du bureau des surveillants, une voix l'interpelle.

« Loïs Lindberg, venez avec moi. »

Surpris, il se retourne presque en sursaut. Il voit, descendant les escaliers de l'entrée, M.Pravidlo, le CPE. Son air austère ne le quittant jamais, il le toise de son regard perçant, presque dérangeant. Loïs n'est pas à l'aise à proximité de cet énergumène, et c'est avec une légère retenue qu'il suit le CPE dans son bureau. En trois années, il n'a jamais mis les pieds dans cette pièce. Pas qu'il ne l'évite délibérément, seulement, malgré son esprit taquin, Loïs est un élève sérieux. C'est ce qu'il aime montrer, attirer l'attention de l'administration n'est jamais positif.

Assis sur la chaise en bois face à l'homme, il attend que ce dernier termine de traficoter dans son ordinateur. Il jette des regards furtifs dans toute la pièce sans y rencontrer un seul élément de décoration ou une seule photo. Aussi dénudé qu'une chambre d'hôpital, le bureau reflète à la perfection son occupant. Froid, impeccablement ordonné, impersonnel. Pendant les quelques minutes d'attente, Loïs ne peut s'empêcher d'imaginer la vie de l'homme aux sourcils froncés en face de lui. Il aime penser que derrière ce masque d'indifférence se cache un rockeur déjanté ou un auteur de romance à l'eau de rose. Cependant, il n'a pas le temps d'inventer d'autres double-vies, car M. Pravidlo interrompt ses divagations de sa voix tranchante.

« Comment expliquez-vous vos absences répétées, Loïs ?

- « Raisons personnelles », il me semble que c'est ce qui est noté sur mes billets de retour. »

Le CPE fronce un peu plus les sourcils, et Loïs en plus de découvrir que cet exploit est possible, se rend compte du soupçon d'insolence que contient sa réponse.

« En réalité, je voudrais connaître le réel motif de vos absences. »

Loïs ne répond rien. Il fixe l'homme en face de lui incrédule, que lui veut-il ? Et puis, qu'est-ce que ça peut bien lui faire de savoir pourquoi il a été absent ? Est-ce un piège ? Inconsciemment, Loïs s'installe dans une position défensive, prêt à répliquer à la moindre intrusion dans sa vie personnelle. Cependant, sous ses yeux suspicieux, le visage de l'homme s'adoucit. Loïs croirait presque apercevoir une ébauche de sourire. Son interlocuteur sans sa mine renfrognée semble avoir perdu dix années.

« Cela peut rester dans ce bureau, vous savez, commence-t-il. Vos parents divorcent, c'est cela ? »

Loïs cligne plusieurs fois les yeux d'incompréhension avant d'éclater de rire. Cependant, il se reprend vite sous le regard de l'adulte.

« Désolé, Monsieur. Je ne m'attendais pas vraiment à ça... Je ne me moque pas de vous, s'empresse-t-il de déclarer. Je vous rassure, tout se passe bien à la maison !

- Alors que cachent ces « Raisons Personnelles » ? insiste-t-il.

- Pourquoi voulez-vous savoir ? Dans moins de deux mois, vous n'aurez sûrement plus jamais à faire à moi. »

Loïs se mord la langue en constatant à nouveau l'impertinence de sa réponse. L'instinct de protection semble plus puissant que la politesse, ce matin. Néanmoins, à sa grande surprise, M. Pravidlo ne se renfrogne, ni ne s'énerve. Au contraire, son visage se pare d'une sorte de sollicitude.

« Voyons ! Le fait que vous ayez bientôt terminé votre lycée n'empêche pas que je m'inquiète pour vous. Vous êtes un élève comme un autre ! »

Sans en comprendre la raison, Loïs se crispe. L'homme aux allures pierre en face de lui semble s'être transformé en un père protecteur inoffensif. Ce changement soudain lui laisse une mauvaise impression. Comme s'il s'apprêtait à lui tendre une main. Intérieurement, Loïs rit jaune. Qui peut l'aider ? Il n'y a rien à faire. Les yeux de son interlocuteur continuent de le fixer, inspirant la confiance. Néanmoins, cette attitude le dérange profondément, ce qu'il ressent s'apparente presque à du dégoût. Il n'a qu'une seule envie, quitter ce bureau étroit et fuir ce regard insistant.

La délivrance qu'il attend arrive enfin, des coups francs sont portés contre la porte. Mettant fin à l'inspection du CPE qui se lève. Précipitamment, Loïs en fait de même.

« Venez me voir si vous avez besoin de parler, n'hésitez pas. »

Il répond d'un hochement de tête avant de s'éclipser au plus vite, laissant entrer un autre élève à sa suite.

Délivré du poids de l'attention de l'adulte, il s'éloigne avec soulagement.

Le bâtiment principal s'est animé pendant sa conversation avec M. Pravidlo. Les discussions s'élèvent de toutes parts, il devient moins aisé de se déplacer. Loïs se faufile entre les différents groupes d'amis jusqu'à rejoindre l'aile où se déroule son premier cours. Cette rencontre avec le CPE a été vraiment étrange. Toutefois, il arrête d'y penser quand, de loin, il aperçoit l'allure familière d'Éridan avançant dans le couloir. Il allonge alors ses pas, pressé de le rejoindre et de lui raconter cette entrevue. À quelques mètres, il l'appelle, mais son ami ne se retourne pas. À la place, il a l'impression de voir ses épaules de crisper au son de sa voix. Il continue d'avancer, ignorant la salle de cours de leur première heure. Il continue d'avancer et semble presque accélérer. Il continue d'avancer sans regarder derrière lui.

Loïs lui emboîte le pas, la bouche sèche. Il n'a pas besoin d'être devin pour savoir que l'adolescent qui marche devant lui n'est qu'une boule de nerf. Il connaît Éridan comme personne, et maintenant qu'il y pense, il sait qu'il a sûrement angoissé ces deux derniers jours. Il s'attend à une tempête, il se prépare à la recevoir. Même si Loïs est conscient qu'il a mal agi, en laissant son ami sans nouvelles, il a ses raisons. Du moins, c'est ce qu'il essaie de se persuader. La culpabilité lui ronge peu à peu les entrailles. Qui veut-il protéger en réalité ? Les autres ? Ou nourrit-il un désir plus égoïste ?

Loïs aperçoit la cage d'escalier au bout du couloir. Plus qu'une classe avant d'y arriver. La sonnerie n'est pas pour tout de suite, cette partie de l'établissement est encore endormie. Le battant de la porte se referme déjà sur son ami. Puis à son tour, il passe la porte.

En face de lui, Éridan s'est adossé au mur. La lumière intense offerte par le puits de lumière de la cage d'escalier souligne ses cernes. La honte attaque un peu plus le ventre de Loïs. Sa mère, son père, sa sœur et maintenant son meilleur ami se consument d'inquiétude chaque jour tandis qu'il continue à penser que sa lutte lui appartient. La boule dans sa gorge grandit, mais pourtant, rien ne peut changer au fait qu'il se sent incroyablement seul dans ce combat. Aucun de ses proches, aussi affectés soient-ils, ne peut ressentir cette impression d'être une bombe à retardement. Aucun de ses proches ne peut comprendre car dans cette situation, ils sont les dommages collatéraux de sa catastrophe.

La porte claque derrière lui, l'orage peut éclater.

Jusqu'à s'envolerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant