Chapitre 8

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« Qui voudrait donner son nom à une maladie aussi triste », pense Éridan en fermant son ordinateur portable.

Il s'allonge sur son lit, les yeux lourds de fatigue et de tristesse. Pourtant, le sommeil ne vient pas, les larmes non plus. Éridan repense à sa conversation avec Loïs. Il n'avait rien pu faire et tout ce qu'il aurait pu dire aurait été dérisoire.

La main sur l'épaule de son ami, il s'apprêtait à lui témoigner sa présence, mais était tombé face à sa propre passivité dans ce combat. Il se convainquait qu'il ne pouvait rien faire alors qu'en réalité il ne cherchait pas à faire. Pas une fois depuis la révélation de son ami, il n'avait eu le courage se renseigner sur son ennemi. Pas une seule fois, il ne s'était inquiété de ses états d'âme. Il s'était refermé égoïstement sur lui-même, pour éviter de s'impliquer, pour se protéger. Il savait qu'il devait y remédier, mais sur l'instant, il s'était contenté d'attendre en observant son impuissance. Attendre que les pleurs passent, retenir les siens.

Il savait qu'il n'avait pas le droit de pleurer. Il ne le méritait pas, son incapacité à soutenir son ami le glaçait. Qu'avait-il clamé dans son salon ? « Ton combat est le mien. » Que de belles paroles, que de mensonges quand il s'était rendu compte qu'il ne faisait rien d'autre qu'être là. Il ne pouvait même pas prétendre le comprendre. Personne ne peut comprendre quelqu'un que la mort surveille, sans l'être lui-même.

En rentrant chez lui, il n'était obsédé que par cette maladie que Loïs lui avait révélée sous le coup de la colère. Ce mal qui lui volait le sourire de son ami et contre qui il ne pouvait rien. Alors il l'avait disséquée, observée sous toutes les coutures au travers des méandres d'internet. Toute la nuit, il avait essayé de comprendre ce qu'avait trouvé Nikolaus Friedreich à cette maladie pour lui donner son propre patronyme. Tenait-il tant à ce que chaque atteint, chaque famille songe à son nom avec tristesse, colère et détresse ? Toute cette peine accumulée par les années valait-elle la gloire de traverser les époques ?

Ce qu'il sait maintenant, c'est que son ami ne lui a rien omis. Cette maladie neurodégénérative va tout lui prendre : les membres, la marche, la parole puis la vie. Et tout ça, sans que personne ne puisse rien y faire.

Cette nuit blanche à lire des articles, des témoignages, des études ne laisse à Éridan qu'un goût amer et des pensées qui ne s'arrêtent pas de tourner dans sa tête. Il est trop tard pour dormir et trop tôt pour faire autre chose, alors il regarde le plafond et laisse ses idées remuer et frapper son crâne dans une cacophonie silencieuse. Une migraine menace ses neurones encore lucides. Sur le moment, il donnerait cher pour mettre sa réflexion sous silence, juste quelques minutes. Il regarde la boîte de somnifères sur sa table de chevet, tend la main vers elle et l'effleure du bout des doigts. Cependant, alors qu'il s'apprête à l'attraper, il laisse tomber son bras sur le matelas. Que comptait-il faire à l'instant ? Replonger dans le monde brumeux des médicaments ? La réalité est-elle devenue pire que ses cauchemars pour vouloir la fuir ? Au point d'utiliser cette petite pilule destructrice qu'il avait enfin pu bannir de ses nuits ? Puis Éridan se rend compte qu'il fuit ses songes et en fait de même de sa réalité. Triste constat, comment en est-il arrivé là ?

Le soleil commence à pointer le bout de son nez, le carré de ciel qu'il aperçoit à travers son velux s'éclaire. Puis soudain comme électrisé par la venue de ce jour nouveau, il se redresse vivement, décidé à se prendre en main. Un élancement lui parcourt la tête. Ça aurait été trop beau... Tant pis, l'air frais lui fera du bien. Il se lève, enfile les premiers vêtements qui lui passent sous la main. Et après un passage rapide dans la salle de bain, il descend silencieusement les escaliers. La maison est muette, ses parents sont rentrés tard la veille, ils ne risquent pas de se lever de sitôt. Rapidement, il dépose un post-it sur le bar de la cuisine et attrape sa pochette à dessins avant de sortir sans un bruit.

La fraîcheur de cette matinée de mai le fait frissonner. Il prend une grande inspiration et s'élance dans les rues de sa ville. Les trottoirs sont déserts. Mis à part les quelques chats errants qui marchent sur les murets et les rares passants encore à moitié endormis qui promènent leurs chiens ou s'égarent un moment dans leur ballade, Éridan est seul au monde. Il goûte à la plénitude des quartiers et des avenues en plein éveil, observe le silence parfois interrompu par le chant matinal des oiseaux. Il avance sans savoir où aller et sans s'en préoccuper.

Alors que ses pas le mènent au travers des rues, les passants se font de plus en plus nombreux. Certains, pressés, slaloment entre les promeneurs jeunes, vieux, perdus, pensifs, tristes, heureux ou amoureux. D'autres ne font que marcher, vers quoi, vers qui, seuls eux savent. Dans la vieille ville, les cafés deviennent bruyants, les rires s'élèvent dans les ruelles joliment dallées, des musiciens de rue s'installent et jouent des ballades, des chants populaires ou des musiques que personne ne connaît.

Sur une place où un jeune violoniste partage son univers, Éridan s'arrête à un banc en bois à la peinture craquelée. Il regarde les gens aller et venir, il pourrait y passer des heures. Mais il décide d'ouvrir la pochette sagement posée sur ses genoux. Dedans, sont entreposées des feuilles, beaucoup de feuilles, parfois décorées d'esquisses, de productions abouties ou non, tout un monde en dessin. De la poche de sa veste, il extrait le crayon à papier qui ne le quitte jamais. Son seul matériel. Dans les œuvres d'Éridan, il n'y a pas de couleur, justes des ombres et des lumières. Car il dessine quand le monde n'a plus de teinte. Quand il a l'impression de perdre pied et que rien ne pourrait arrêter l'obscurité qui tente de le dévorer. Alors, il immortalise, un lieu, un visage pour avoir quelque chose à quoi se raccrocher. Il n'invente rien, il capture juste un instant, un sourire, le mouvement qu'a une feuille en tombant, une fontaine et son eau de diamants. Et quand il se sent mieux, il espère ne plus avoir à ouvrir cet univers monochrome. Il espère même pouvoir y ajouter des couleurs. Mais finalement, cette pochette ne le quitte jamais et son crayon demeure solitaire au fond de sa poche.

Au bout d'un moment, il se lève et range son matériel. En quittant la place, il dépose une pièce et sa feuille dans l'étui à violon du musicien. Ce dernier lui sourit et hoche la tête en guise de remerciement. Éridan le lui rend et s'éloigne la musique dans le dos et sans aucune idée de sa prochaine escale. 

Jusqu'à s'envolerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant