初 20. Aube

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ー C'est ici ?

ー Oui.

Yumi arrêta le fauteuil-roulant puis poussa un long soupir. Dans mes souvenirs, le chemin qui menait à la maison était plus large et dégagé. Personne n'avait dû entretenir la route... Elle était jonchée de branches et de pierres, si bien que m'emmener là-haut relevait du miracle.

ー Tant pis, dis-je avec un sourire triste.

Yumi ignora ma remarque et fit le tour du fauteuil avant de s'accroupir devant moi.

ー Qu'est-ce que tu fais ?

ー Tais-toi et monte.

Obéissante, je m'avançai péniblement et m'agrippai à ses épaules ; elle me saisit aussitôt les jambes et se redressa. Elle fit un petit saut, comme pour prendre une position confortable, puis commença l'ascension de la montagne.

ー Je suis trop lourde, tu vas t'épuiser, dis-je avec embarras.

ー Non, tu es incroyablement légère !

Je l'entendais pourtant haleter à mesure que nous avancions... Yumi, comme tu peux être entêtée, parfois... Le sourire aux lèvres, je posai doucement ma tête contre son épaule et fermai les yeux. Le silence était incroyablement reposant ; seul le bruit du vent, des oiseaux et le craquement des feuilles mortes sous ses pieds parvenait à mes oreilles.

ー Hatsu ! J'aperçois ta maison !

Bouleversée, je regardai là où son bras s'était levé. Je découvris la demeure de grand-père, une vieille maison traditionnelle qui semblait avoir résisté au temps. Des milliers de souvenirs refirent soudain surface. Toute excitée, Yumi se mit à courir et j'émis un cri avant de la serrer fort.

ー Tu vas trop vite ! m'affolai-je.

Lorsque Yumi arriva au sommet du chemin, elle s'arrêta net. Comme moi, elle fut éblouie par la vue qui s'offrait à nous.

Les pans de la montagne étaient recouverts d'un manteau écarlate, ondulant au vent. Dans les airs, quelques feuilles d'érables dansaient ensemble. La vallée était baignée dans un voile brumeux, doux et mystérieux. Malgré la mer de nuages, on pouvait apercevoir le petit village par lequel nous étions passées et où j'avais grandi. Le ciel bleu se reflétait dans l'eau des rizières qui s'accrochaient péniblement à la montagne. Ce paysage... Je l'avais tant de fois admiré par le passé.

Épuisée de m'avoir portée jusqu'ici, Yumi me déposa délicatement par terre et vint s'asseoir à côté de moi.

ー Mes parents sont d'accord pour nous deux, déclara-t-elle. Je leur ai tout dit.

ー Comment ont-ils réagi ? lui demandai-je, inquiète.

ー Ils étaient heureux. Ils m'ont simplement dit que nos vies risqueraient d'être plus compliquées que celle des autres, mais ils nous ont offert leur soutien.

Vraiment ? Je ne pus m'empêcher d'esquisser un sourire. M. et Mme Sakuhana étaient des gens bien, contrairement à mes parents. Cela faisait quelques semaines qu'ils m'avaient accueillie chez eux et qu'ils me traitaient comme leur propre fille. Pendant mes dix-huit années d'existence, je ne m'étais à vrai dire jamais autant sentie à ma place...

ー Tsubaki a aussi fini son journal pour le lycée, continua-t-elle d'une voix joyeuse. Et devine qui fait la une.

Je tournai la tête vers Yumi, confuse.

ー C'est toi, fit-elle.

ー Pourquoi ?

ー Parce que tu es la personne la plus courageuse qu'elle n'ait jamais connue.

Moi ? « Courageuse » ? Tsubaki se fourvoyait. Je ne suis pas courageuse. D'ailleurs, je ne l'ai jamais été. Peut-être était-ce l'image que je donnais quand j'étais encore capable de tenir un shinai, mais lorsque j'étais seule, j'étais bien différente. J'étais envahie par mes tourments. Je me blessais. Je me griffais. Je me détruisais.

Le courage est une notion abstraite. Il en faut énormément pour essayer de changer son destin, mais il en faut encore plus pour décider de quitter ce monde. Peut-on pour autant dire que cette décision est plus vertueuse ? En m'abandonnant ce soir-là, j'avais fait affreusement de mal à tous ceux pour qui je comptais. Poussé à l'extrême, le courage n'est qu'une forme de lâcheté... Je ne pensais qu'à moi, sans prendre en compte les autres. Toute ma vie je n'ai distribué que des sourires factices. Je voulais me sentir plus forte, mais c'était moi, la plus faible.

Yumi se mit brusquement à crier en direction de la vallée. Cela me fit sursauter et je pris un air étonné.

ー Qu'est-ce que tu fais ?

Au lieu de me répondre, elle émit un nouveau cri puis ria aux éclats. Elle est devenue complètement folle, ma parole.

ー Vas-y Hatsu, à ton tour ! s'exclama-t-elle en tapant mon dos. Tu vas voir, ça fait un bien fou !

Je vois. Je pris une grande inspiration et criai ; Yumi haussa un sourcil.

ー C'est tout ? me dit-elle, déçue.

ー Mais je...

ー Encore !

Je fermai les yeux et allai chercher mon inspiration plus profondément. Je me concentrai sur moi-même, écoutant le silence de la montagne, puis, bloquant mon souffle au niveau de ma gorge, je criai à nouveau. Je ne saurais expliquer ce qui se passa à cet instant, mais quelque chose sembla se libérer en moi. Yumi tomba à la renverse.

ー Ça va ? m'affolai-je.

Elle se redressa en riant.

ー Voilà, c'était ça, que je voulais entendre, dit-elle tendrement. Le cri d'une combattante.

Yumi m'adressa un sourire et posa sa main sur ma poitrine, juste au niveau de mon cœur.

ー Celui qui montre ta force d'aller de l'avant.

C'était donc pour cela, que Tsubaki me trouvait « courageuse » ? Lorsqu'on m'avait dit que je ne pourrais plus jamais me relever, j'avais l'impression que tout s'écroulait autour de moi. Je perdais définitivement tout ce qui me rattachait au monde, jusqu'à même la seule chose qui me reliait à grand-père : le kendô. Tout ? Non. Alors que j'étais prête à repartir, Yumi m'avait saisi la main.

Il n'y a pas de lâcheté. Il y a deux formes de courages : le bon, et le mauvais. Elle m'avait simplement montré lequel je devais choisir.

Avec douceur, Yumi caressa mes jambes même si je ne pouvais plus sentir sa main. Je ne pensais pas qu'elle deviendrait si forte...

ー Bon, on a une maison à explorer ! dit-elle avec détermination. Allez, remonte !

Yumi s'accroupit de nouveau devant moi. Avec un sourire attendri, je me préparai alors à m'accrocher à ses épaules. Forçant sur mon bassin, je me redressai puis... me figeai tout à coup. Étais-je en train de rêver, ou étaient-ce bien des picotements que je ressentais... au niveau de mes pieds ?

ー Yumi !

Kimi no kiaiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant