1 : Le soleil immaculé

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1.
Le soleil immaculé




Athènes,

Douze ans avant la Guerre de Troie,




        Athènes était une cité puissante et à l'aube de sa gloire. Les marchands venaient des quatre coins de la Grèce pour vendre leurs étoffes, leurs épices et les autres mets qui se conservaient assez longtemps pour supporter le voyage. Chaque mois, le joyeux brouhaha du marché athénien réveillait les habitants aux aurores et ne cessait qu'une fois le soleil englouti par la mer et la lune apparue haut dans le ciel. La rue se gonflait alors d'odeurs parfois étranges, mais souvent délicieuses qui ravissaient les enfants.

Alors que les hommes en profitaient pour se réunir et boire une coupe de vin en toute amitié, les femmes achetaient des victuailles ou faisaient le plein d'épices colorées en discutant avec animation. Laissés sans surveillance, des enfants de tout âge en profitaient pour courir les rues, enfin libres de toute remarque parentale.

Ce jour-là ne faisait pas exception à la règle, car les rues étaient noires de monde. Le soleil était haut dans le ciel, surplombant la ville comme un veilleur avide d'en réchauffer ses habitants. Malgré la chaleur étouffante, une silhouette enveloppée dans une longue cape grisâtre se faufilait parmi les athéniens. Elle prenait garde à dissimuler son visage. La capuche rabattue en avant, elle marchait tête baissée, sans prendre garde où elle allait.

— Vous pourriez faire attention, râla un marchand quand la femme le percuta, manquant de faire chuter le cagot de légumes qu'il transportait.

— Veuillez m'excuser, souffla celle-ci d'une voix douce sans prendre la peine de s'arrêter.

Elle parcourut encore quelques mètres, avant de s'arrêter devant la porte d'une des maisons de l'avenue. C'était une bâtisse semblable aux dizaines d'autres construites dans la même rue. Des murs blancs, jaunis par endroits par la crasse et une porte en bois éraflée à plusieurs endroits. Les rideaux étaient tirés, masquant l'intérieur aux regards inquisiteurs. Après avoir vérifié que personne ne regardait dans sa direction, la femme encapuchonnée toqua deux coups secs avant d'entrer sans attendre une quelconque autorisation.

L'intérieur était plongé dans la pénombre. À la lueur de la bougie posée sur la table centrale, la visiteuse pouvait distinguer un couchage surmonté d'une vieille couverture rapiécée et une ancienne commode dans un coin de la pièce. L'air sentait le renfermé et elle était persuadée que les rideaux n'avaient pas été ouverts depuis longtemps.

Attablée à la table, une vieille dame regardait fixement celle qui venait de pénétrer dans sa demeure. La faible lueur de la bougie creusait ses trais et accentuait la pâleur de son teint. Un bandeau pourpre entourait son front, coupant le gris de sa chevelure qui tombaient sur ses épaules en une cascade terne.

— Êtes-vous celle que l'on appelle Norah ? osa demander l'intruse sans se préoccuper des conventions de politesse.

— En effet. C'est le nom que les dieux m'ont autorisé à prendre lorsque j'ai quitté Delphes, ma maison.

L'ancienne avait une voix lente, éraillée par le temps et la vieillesse. Elle ne semblait pas se préoccuper du fait que l'autre était entrée dans sa demeure sans autorisation. Debout face à elle, l'intruse retira son capuchon dévoilant une apparence  des plus harmonieuse. Des cheveux caramel entouraient son visage d'une grande pâleur, qui faisait ressortir le vert émeraude de ses pupilles. La plus âgée lui fit signe de s'assoir en face d'elle, ce qu'elle fit. La flamme de la bougie oscillait entre les deux dames, malgré l'absence de vent.

— Mon nom est Galóclya, se présenta à son tour la plus jeune, d'une voix mal assurée. Première fille et troisième enfant de sa majesté, Pétéos, roi d'Athènes.

La vieille dame ne marqua aucun signe de surprise. Seul un sourire édenté étira ses lèvres charnues.

— Pourquoi une princesse s'est-elle déplacée en secret jusque dans la vieille ville ?

Galóclya semblait mal à l'aise. Ses pupilles vertes faisaient la navette entre son interlocutrice et la bougie. Sous la table, ses mains étaient crispées l'une contre l'autre. Elle hésitait. Elle ne savait pas comment formuler sa demande.

— Je sais qui vous êtes réellement, lâcha-t-elle finalement d'une voix douce, bien que légèrement tremblotante. Ou plutôt, qui vous étiez autrefois.

L'autre l'écoutait sans broncher. Seul le clignement de ses paupières trahissait sa fausse immobilité.

— Apollon vous a maudit, il y a plusieurs années. Depuis ce jour, on raconte que vous pouvez lire l'avenir.

Voyant l'hésitation de Galóclya à continuer son récit, la vieille femme fit quelque chose de singulier. D'un geste vif, elle retira le bandeau qui couvrait son front, dévoilant une marque. C'était un soleil. Il ressortait blanc sur la peau de l'ancêtre. Malgré le peu de lueur dans la maisonnette, la princesse pouvait aisément en apercevoir les contours.

— Vous l'avez dit vous-même, majesté. C'était il y a longtemps, mais la malédiction d'Apollon n'a cessé d'accroître son emprise sur ma personne d'année en année. J'ai jadis commis une erreur impardonnable aux yeux des dieux de l'Olympe et ce soleil immaculé est la preuve du châtiment que j'ai reçu.

La vieille dame pointa du doigt le pâle symbole blanc qui luisait sur son front, parfaitement visible dans la pénombre.

— Malheureusement, ou heureusement, c'est aussi de cette manière que mon don est apparu. Vous avez raison, majesté, je perçois avec plus ou moins de netteté les brides du futur, seulement...

Un court instant suivit sa déclaration. Galóclya se retenait presque de respirer.

— Seulement, je ne prédis que les mauvaises choses, je le crains, précisa la vieille femme d'une voix calme.

La princesse athénienne hocha doucement la tête. Elle prit le temps d'assimiler les quelques informations dont l'avait abreuvé l'ancienne.

— Pourquoi êtes-vous venus me voir aujourd'hui ?

C'était, de toute évidence, une question que venait de poser l'ancienne pythie. Pourtant, aucune tonalité interrogative n'était percevable dans sa voix. Comme si elle savait déjà ce que Galóclya cherchait en venant dans la vieille ville. Comme si elle avait déjà pleinement conscience des appréhensions qui assombrissaient le cœur de son altesse royale.

— J'attends un enfant, avoua finalement la plus jeune, le timbre de sa voix légèrement tremblant. Il n'héritera sans doute jamais du trône d'Athènes, mais je ne peux m'empêcher de me demander de quoi sera fait son avenir...Vous l'ignorez peut-être étant donné que vous venez de loin, mais je ne suis pas...

— Vous n'êtes pas mariée, termina à sa place la vieille dame. Aucun homme n'a su trouver grâce à vos yeux, aucun homme n'a jamais partagé votre lit...

Les pupilles grisâtres de l'ancienne fixaient la flamme de la bougie qui ne tarderait pas à se consumer entièrement.

— Aucun homme mortel, en tout cas, murmura-t-elle pour elle-même.

Le sang de Galóclya se glaça dans ses veines quand elle comprit le sous-entendu de l'ancienne pythie. Elle n'eut pas le temps de répondre quelque chose, car son interlocutrice enchaina aussitôt :

— Je suis incapable de vous dire si vous attendez un garçon ou une petite fille. En revanche, vous ne garderez pas votre enfant près de vous aussi longtemps que vous l'escomptez. Il répondra très vite à l'appel du large.

La princesse athénienne lança un regard effaré vers la pythie, tentant d'interpréter les paroles de cette dernière.

— Vos inquiétudes sont compréhensibles, compatit Norah d'une voix calme.

Un court silence suivit, chargé de tension.

— Après tout, que savons-nous des Demi-Dieux ?

L'enfant du SoleilOù les histoires vivent. Découvrez maintenant