42 : Fée et gestes

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Le tonnerre grondant. Les hurlements de la tempête.
Et le rire.
Le rire aiguë, sadique, cauchemardesque du Dragon à la puissance divine.

Sélénie se réveilla, les poumons comprimés par la peur, et les cris de l'affrontement ravageant encore son esprit. Sa propre poitrine l'écrasait, comme si le spectre d'Ixikriss la retenait encore entre ses griffes. Cherchant à calmer ses esprits troublés, elle se concentra sur l'observation du monde qui l'entourait, ce qui chassa lentement les fantômes de ses mauvais rêves.
Elle était jusqu'alors endormie dans une boîte fourrée de laine, ce qui faisait un lit convenable pour sa taille. La boîte était posée sur une sorte de table, découvrit la fée en se penchant par delà les bords de celle-ci. Un grimoire de biologie ésotérique reposait, ouvert, sur l'établi, au milieu d'un fatras d'amulettes et de croquis. Elle reconnut le dessin anatomique d'un fæ, annoté de centaines de légendes en pattes de mouche.
Les murs mêmes de la pièce étaient faits de planches tordues, penchées et clouées les unes dans les autres et décorées de médaillons oscillant au bout d'une chaîne, de miroirs et de statuettes.

Sélénie se releva prudemment, des étoiles floues tourbillonnant devant ses yeux. Elle maudit son corps trop fragile en se rasseyant, ne pouvant qu'attendre que ses vertiges passent. C'est à ce moment que la porte s'ouvrit, annoncée par une petite clochette au tintement clair.
La grande robe, la fraise et le couvre-chef de Méturis émergèrent lourdement du cadre de la porte. Là où quelques couleurs arboraient habituellement son ridicule accoutrement, seul un noir profond habillait le prestre, à présent.
Il glissait, tête baissée, le long d'un mur de bric et de broc, semblant marmonner quelques prières dans son étrange dialecte, quand Sélénie l'interpela d'une voix qu'elle s'imaginait moins faible.

« Méturis ! s'écria-t-elle, ravie de revoir cette absence de visage si familière.

Elle s'envola le rejoindre.
Du moins le voulut-elle.
À la place d'une grisante montée d'altitude, ce fut une douleur fulgurante qui lui foudroya le dos.

Elle réessaya. La douleur se fit vite insupportable, sans qu'elle ne décolle d'un pauvre centimètre. Elle tomba même à genoux, impuissante. Le prestre s'était approché et courbé, de sorte à ce que ses deux lumières étranges soient au niveau de Sélénie.

— J'arrive pas à voler, déclama la fée en sentant la panique poindre. Je crois que mes ailes se sont abîmées, ou quelque chose...

Méturis ne pipa mot, et les insondables ténèbres qui masquaient son visage ne laissèrent rien paraître.

— Tu peux vérifier si elles vont bien ? » demanda-t-elle, la gorge nouée.

Le prestre se releva, toujours sans un mot. Il arracha un petit miroir qui pendait au mur et le posa face à la fée.
Toujours muet, il s'éloigna de la convalescente pour s'asseoir à une toise de là sur une chaise en osier.

Sélénie fixa le médecin, tremblante. Au fond, elle croyait déjà savoir ce qu'elle verrait dans son reflet. Mais tant qu'elle ne le regardait pas, la réalité n'était pas fixée. Elle pouvait encore marchander avec le prestre, négocier des soins magiques ou n'importe quoi.

Le regard insistant et sans âme de Méturis finit par la convaincre, toujours silencieux, de se confronter aux faits.
Sélénie abdiqua. Ses grands yeux embués de larmes se tournèrent vers la glace.

Plus d'ailes. Le rire d'Ixikriss résonna à nouveau dans son crâne, alors qu'elle posait ses doigts sur son reflet.
Elle avait été son jouet. Impuissante, manipulée comme une poupée de chiffon, sans qu'elle n'aie eu le moindre mot à dire. Son corps, l'espace d'un instant, avait appartenu au Dragon. L'espace d'un instant qui n'avait pas dépendu d'elle. L'espace d'un instant où sa volonté, son esprit et son âme n'avaient eu aucune incidence sur aucun événement. C'était comme si elle était morte, l'espace d'un instant.

Et à présent ? À présent, son corps dépossédé n'était plus le sien. À présent, son dos arborait les cicatrices du Dragon comme une marque au fer rouge. La marque du Dernier. Il avait joué avec elle. Et elle n'avait rien pu faire.
À présent, elle ne pouvait plus voler. Et ne le pourrait plus jamais. Elle avait perdu une part d'elle même, tant de fragments d'elle, en quelques minutes. L'espace d'un instant...

Sélénie se tourna à nouveau vers le prestre, en quête d'une réponse, d'une explication, d'une excuse. Sans bouger, Méturis l'informa, en cinq mots :

« Le Dernier a été vaincu.

Sélénie encaissa. Elle hocha fébrilement la tête. Il reprit.

— Les autres négocient avec une Blanche la suite des opérations. Si tu veux te retirer, je peux te ramener à Opale. Et...
Il baissa à nouveau son chapeau, masquant ses yeux brillants.
— ... Je suis désolé, conclut-il.

Sélénie s'assit dans sa boîte, le regard vide. Sa voix sonna aussi brisée que son âme.
— Plus rien ne sera jamais comme avant, hein ? Je ne sais même plus ce que je suis. Je veux dire... une fée, c'est littéralement un petit humain ailé. Je suis quoi, maintenant ? Un lutin ? blagua-t-elle en se forçant à sourire, sans avoir la force d'y mettre du cœur.

— Tu es Sélénie, répondit le prestre. Ce ne sont ni ta race, ni ton corps qui déterminent la personne que tu es : ce sont tes choix et tes actes qui te façonnent.

Le lutin fronça ses fins sourcils.
— Mes choix et mes actes ? s'emporta-t-elle. Tu crois que mes choix m'ont sauvé, face au Dernier ? Tu crois que n'importe lequel de mes actes auraient pu mener à une autre issue ? Non ! hurla-t-elle de sa gorge étranglée.
Un autre a décidé pour moi, alors si ce sont vraiment mes choix qui font qui je suis, je ne suis plus rien ! Je vais te dire, Méturis : j'étais une fée, et j'en étais fière ! Je n'ai pas choisi d'en être une, et c'était ma race, et c'était mon corps, mais je m'aimais telle quelle ! Alors ne viens pas me rabâcher que tout ça ne comptait pas, d'accord ?

Méturis prit le temps de digérer l'excès de colère, et accorda celui nécessaire à ce que le calme revint. Il s'apprêtait à reprendre quand Sélénie s'emporta à nouveau :
— Et surtout, surtout, ne viens pas me parler de ta religion, d'accord ? On m'a déjà fait le coup de me présenter les pires des drames comme des soi disantes « épreuves » envoyées par une entité supérieure. Je n'ai pas envie qu'on me dise qu'on me teste, ou qu'on décide à ma place la personne que je dois devenir ! D'accord ?

Le prestre acquiesça passivement, et attendit que la fée s'asseye.
— Puis-je te conter une histoire ? Pas de fable ni de parabole, je précise. Je veux te dévoiler ma propre histoire. »

Elle hocha la tête, presque calme.

Ainsi qu'il fut ÉcritWhere stories live. Discover now