12. Troubles

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Le Commandeur fulminait dans sa chambre. Deux bandages ; un à la jambe et un à l'épaule, étaient tout ce qui restait de son affrontement avec les trois Paladins Noirs.
L'un des trois était Achille, le petit écervelé qu'il avait remis à sa place l'autre jour et dont la langue reposait dans sa besace à trophées.
Leurs cadavres, s'ils n'avaient pas été rapatriés auprès d'Ovilath, pourrissaient sans doute encore sur les ruines de Saint-Égide.

Mais cela, Témeriel n'en avait cure.
Une même pensée l'obsédait, le hantait, tournait en boucle dans son esprit sans que rien ne puisse l'apaiser.
La porte s'ouvrit, déplaçant enfin son attention sur autre chose. C'était Ganûk, son laquais de gobelin, accompagné de deux soldats amochés par la bataille - pour peu qu'un gobelin puisse être amoché par rapport à son esthétique d'origine.

« Alors ? demanda le Commandeur, un espoir dans la voix.

— R'contez-lui, ordonna Ganûk aux deux autres.

— Eh bien... hésita le premier d'une voix fluette. L'autre soir, on a bien combattu, rudement bien, même...

Le second hocha frénétiquement la tête pour appuyer les dires de son compagnon, clignant plusieurs fois de ses petits yeux stupides comme pour acquiescer davantage.

Témeriel trépigna.
— Je me fiche de cela ! Je veux savoir qui était ce guerrier !

Les deux soldats se recroquevillèrent.
— Il était grand, commença le premier.
— Ça oui, commenta le second.
— Et fort !
— Pour sûr.
— Il maniait l'épée comme nul autre !
— Eh oui.
— Et si magnanime qu'il nous laissa en vie, alors que sa furie de compagne ne laissait aucune pitié !
— Elle a étripé Korg, Brogg et Turp, il faut le dire.

— À quoi ressemblait-il ? demanda le Commandeur qui semblait pendu aux lèvres gercées des soldats.

— Comme j'l'ai dit, il était grand !
— Et fort !
— Aux cheveux doré comme la couronne du Second, Commandeur.
— Et les yeux de la couleur de la viande grillée, Chef.
— Il ne portait pas l'armure de Sintéjide, aussi.
— Ouais, du coup on savait pas si il était avec nous ou pas. Dans le doute on les a encerclé, hein. On a bien fait, chef ?

— Oui, oui... répondit Témeriel, pensif. Vous pouvez disposer, vous serez récompensés pour tout cela. Mais un seul mot à qui que ce soit et je fais bouillir vos organes un par un, c'est clair ? »

Les deux soldats acquiescèrent, craintifs. De la même manière qu'un rat pouvait oublier beaucoup de choses mais jamais les dettes que l'on leur devait, la mémoire souvent déficiente des gobelins s'avérait soudainement excellente quand une menace accompagnait l'ordre à suivre.
Ganûk les raccompagna jusqu'à la porte, qu'il referma. Puis le valet se plaça, de ses petits pas maladroits, devant le Commandeur.
« Pourquoi toutes ces r'cherches sur c'gars, maître ? J'vous sers depuis qu'vous êtes tout môme, c'est la première fois que j'vous vois dans un état pareil.

— Je... Je ne sais pas. Cet homme m'a sauvé la vie, et... je voudrais simplement l'en remercier. C'est là tout. Rien d'autre.

— Si vous l'dites. Sa Seigneurie Drac'nique Varlok vous a d'mandé, aussi. Pour quand vous s'rez prêt, qu'il a dit.

— Merci, Ganûk. Attendez-moi dehors, que je me fasse présentable.

— Bien sûr, maître. »
Sur ces mots, le vieux laquais trotta jusqu'à la porte, qu'il garda avec vigilance.

Témeriel, lui, resta un moment assis.

Quand il se sentit prêt, il se leva et fit face à son reflet dans un miroir.
Il dévisagea sans reconnaître son visage aux traits tendus encadré par des cheveux de jais coupés net au niveau du menton. Puisqu'il ne portait pas d'armure, la poitrine qu'il tentait de cacher le narguait de sa présence. C'était la seule forme qui rappelait que son genre n'était pas celui que les autres voyaient de lui.
Témeriel haïssait ce miroir, qui ne renvoyait pas l'image qu'il avait de lui-même.

Il abandonna la douloureuse contemplation d'un reflet qui n'était pas le sien, pour raviver le souvenir de ce héros sans patrie, invincible au combat mais miséricordieux au point de laisser la vie à des gobelins, combattant les peaux-vertes mais sauvant tout de même leur chef.
Quand il pensait à lui, son cœur battait plus vite, et un agréable vertige l'enserrait. C'étaient là les mêmes sensations qu'avant un duel d'honneur, mais en bien plus fort. Était-ce bien cela ? Voulait-il simplement affronter ce héros en duel, pour le simple plaisir du combat ?

Il ne s'autorisa pas à y penser davantage, un autre sujet balayant ses sentiments refoulés.
Le Commandeur avait tout de même massacré trois Paladins Noirs, envoyés diplomatiques d'Ovilath auprès de Varlok. Il était persuadé que les conséquences d'un tel acte le dépassait complètement, mais que le Second des Cinq se ferait un réel plaisir de lui expliquer en quoi consistait le fumier dans lequel il s'était jeté.

Sans plus de tortures mentales, Témeriel quitta son reflet, enfila une armure serrée, et passa la porte pour le chemin de garde, où l'avait fidèlement attendu Ganûk. Âgé d'une vingtaine d'années, ce gobelin était un véritable vétéran au sein d'une espèce dont l'espérance de vie avoisinait la décennie. Sa malice devait bien sûr y jouer quelque chose, tout comme son statut de valet du Commandeur - qui lui épargnait les batailles.

Eux deux passèrent, sous les regards parfois indifférents, parfois craintifs, de leurs troupes. Les Paladins Noirs étaient retournés à Ovilath après la mort de trois d'entre eux durant le combat. Pour des troupes d'élites, ils n'étaient pas si efficaces que cela, ne put s'empêcher de penser Témeriel, alors qu'il arrivait devant la grande porte de la tour principale.

La grande pièce du donjon était en ruine. Bâti à l'origine en une unique tour de briques de roche massive, le temps avait vaincu là où les sièges et les trébuchets n'avaient qu'effleuré la surface. La moitié de la tour s'était effondrée, et même si les serviteurs de Varlok avaient déblayé les décombres et renforcé le sol ébréché de l'étage, il demeurait une gigantesque ouverture là où manquait le pan de mur détruit. À travers la faille l'on voyait le ciel écarlate et ses nuages de cendres. Et à travers la faille avait pu entrer sans encombres le Seigneur Dragon Varlok, Second des Cinq.

Le Dragon, jusqu'alors en méditation, ouvrit grand ses paupières d'acier. La fournaise incandescente de son poitrail sembla redoubler de vigueur, si bien qu'une gerbe ardente vint presque aussitôt embraser ses orbites vides.
Il paraissait encore plus grand qu'auparavant, encore plus imposant.
Témeriel et Ganûk avaient tous deux posé un genou au sol et baissé le regard.
Varlok attendit que son brasier anime l'entièreté de son corps d'acier creux avant de prendre la parole. Le feu s'échappait par flammèches à chaque fois que sa gueule s'ouvrait pour prononcer le moindre mot de sa voix lourde et puissante. Chaque syllabe semblait cacher un rugissement contenu.

« Commandant Témeriel, nomma-t-il, relevez-vous. Ganûk, vous pouvez disposer.

Le gobelin offrit une dernière révérence avant de s'enfuir à petites foulées, ce qui semblait le libérer d'un poids. Si l'aura du Second écrasait à ce point Témeriel, celui-ci ne pouvait qu'à peine imaginer ce qu'un gobelin pouvait ressentir en la présence du Dragon.

« Seigneur, commença le Commandeur qui garda les yeux vers le sol, fuyant tout contact avec les flammes inquisitrices de Varlok. Je vous présente mes plus sincères excuses pour mon comportement lors de la bataille de Saint-Égide. Ce que j'ai fait est impardonnable, et je subirai le blâme qu'il vous siéra.

Le Dragon attendit, patiemment, avant de répondre. Il ne semblait pas chercher ses mots, mais simplement prendre le temps de comprendre.
— Si vous vous référez à l'incompétence et au manque total d'honneur des Paladins Noirs, vous n'avez pas à vous en faire. Ma sœur Ovilath est aussi déçue que je le suis de ceux-ci.
En vérité, Commandeur, je vous ai fait demander car j'ai besoin de vos lumières sur un sujet autrement plus important... »

Ainsi qu'il fut ÉcritOù les histoires vivent. Découvrez maintenant