11. La Bourgarde

189 30 15
                                    

« Ce n'était vraiment qu'un insecte ?

— Vous n'aviez rien à craindre de lui, je vous l'assure. Les yeux sur ses ailes sont faux, ils sont là pour les faire paraître plus gros et dissuader ses prédateurs d'attaquer, expliqua calmement Aliénor.

— Et ça a l'air bigrement efficace, commenta Paulin, un brin moqueur.

— Non, attendez ; les démons d'Ixikriss ne sont pas dangereux ? Pas de venin, de griffes ou de dents acérées ?

— Rien de tout cela. Ils ne se nourrissent que de fleurs, à vrai dire. Peut-être les confondez-vous avec une autre créature... Connaissez-vous des fées qui se soient réellement fait attaquer par un monstre de ce genre ?

— Boh... non, aucune, puisque nous fuyons toutes dès que l'on en voit un... Mais... nos guerrières portent leurs yeux sur leurs ailes en signe de bravoure... ça veut dire que... ?

— Encore une fois, peut-être existe-t-il réellement des démons du Dernier. Mais celui-là n'en était pas un.

— Comment aviez-vous dit que cela s'appelait ?

— Un papillon. »
Sélénie nota à nouveau ce nom dans un coin de sa mémoire, et poursuivit son rôle de guide avec un silence de réflexion.
En vérité, cela faisait trois fois qu'elle revenait sur ce sujet : il lui était difficile d'admettre que ce qu'elle craignait depuis toujours était en fait tout à fait inoffensif.

Il et elles marchaient à présent depuis près d'une heure, ce qui leur laissait encore trois heures avant la sortie de la forêt d'Opale, suivies encore de six lieues à parcourir avant d'atteindre la destination indiquée par la fée.
« Comment s'appelle la bourgade où nous nous rendons, d'ailleurs ? demanda Paulin, trouvant le silence un peu trop pesant.

— La Bourgade, répondit Sélénie en quittant ses introspections qui, décidément, ne lui réussissaient pas.
C'est son nom, La Bourgade, sans plus.

— Et son seigneur s'appelle aussi Messire tout court ? s'enquit Aliénor.

— Non, lui tient à se faire appeler "Messire Misères". Personne ne connaît son vrai nom, s'il en a un, ni d'où il vient, ni réellement ce qu'il est. Mais on raconte qu'il est émissaire d'Ysgrith, alors si vous ne savez pas où trouver votre temple, lui devrait savoir.
Et puis, au pire, ça ne coûtera rien de tenter, puisque c'est sur le chemin !

— Vous y êtes-vous déjà rendue ? voulut savoir Paulin.

— Oui, plusieurs fois, même ! C'est agréable comme tout, et on y mange bien !

— Il y a vraiment des émissaires de la Troisième ? creusa un peu plus Aliénor, recentrant le sujet.

— Si c'est le cas, il serait bien le seul. M'enfin c'est ce qu'on raconte, hein. Lui-même se prête au jeu, et ne confirme ni n'infirme rien...
Dites, dites ! Si on trouve le temple, comment vous sauvez le monde, après ?

— Normalement, expliqua l'ex-berger ex-soldat, il devrait y avoir là-bas une épée pouvant vaincre les Dragons et refermer la Brèche.

Aliénor foudroya Paulin du regard. Il se rendit alors compte que dévoiler ces intentions au premier venu pourrait peut-être leur valoir des ennuis.
Heureusement, la fée ne sembla pas si mal le prendre.

— Pourquoi faut-il toujours tout régler par le conflit ? se plaignit Sélénie. Chez nous, on parlote avant d'en venir aux mains...

— Vous avez déjà essayé de "parloter" avec un des Cinq ? rétorqua Paulin. Cela me paraît légèrement compromis, pas à vous ?

— Boh, le Premier parle bien avec Opale, et la Troisième avec Messire. De ce qu'on dit, encore.

— Nous pensions plus au Second et au Dernier. Allez parlementer avec la Guerre ou la Peur...

— J'admet. Donc vous comptez les trucider, c'est ça le plan ?

— S'il le faut, trancha Aliénor, ferme.

— Dîtes... fit la fée, un peu penaude. Vous ne comptez pas tuer Valin, si ? Chez les fées, c'est un peu notre demi-roi consort par alliance, v'voyez...

— Seulement s'il le faut, répéta Paulin. Je pense que l'on peut espérer un accord avec certains des Cinq. Mais avant cela, il nous faut trouver le temple, s'il existe seulement. D'ici-là, nous aurons le temps d'organiser notre stratégie. »

Sélénie acquiesça, ravie.
Le reste de la traversée ne retint rien de particulièrement notable, mais Paulin ne fut peut-être jamais plus heureux de revoir le rouge du ciel que quand il sortit de la forêt d'Opale : il devait être aux environs de midi.
Au devant de la petite troupe s'étendaient des champs d'orge et de blé à perte de vue, comme si le monde s'arrêtait à ce point et que rien n'existait par delà.

Elles et lui continuèrent tout de même la marche : six lieues à parcourir signifiait six heures de route ; voire plus si l'avancée était ralentie par les champs. Sélénie, partie en éclaireuse, trouva heureusement un chemin praticable vers le nord, ce qui allait grandement faciliter le trajet.

Un agréable vent frais soufflait face à eux, faisant danser les épis dorés comme les vagues d'un océan. Une autre conséquence de cette brise fut l'atterrissage forcé de Sélénie sur l'épaule d'Aliénor, la fée ne voulant pas être emportée par le vent.
Après tout, argumenta-t-elle contre les moqueries des humains, elle avait toujours volé dans la forêt, à l'abris de ce genre de phénomènes météorologiques.

Le calme du paysage leur fit oublier, le temps du voyage, l'existence des cinq Maux. De blancs nuages se teintaient de rose sous les cieux écarlates, tandis que le soleil tendait lentement vers son zénith.
Des pierres d'étapes marquèrent leur progression, indiquant chaque demi-lieue, ainsi que celles qu'il restait à parcourir avant La Bourgade.

La petite troupe ne vit pas le temps passer, si bien que se dressèrent bientôt au loin les silhouettes d'édifices tordus, cernant une sorte de manoir bâti tout en hauteur.
Puis, il et elles passèrent sous un large portail où pendait un écriteau qu'Aliénor dut lire pour les deux autres :
« Vous entrez désormais sur les terres du Messire.
Moins de cinq cent âmes en la Bourgade habitent.
Pauvres, affamés et nécessiteux, nous nous assurerons qu'il ne vous manque rien.
Maraudeurs, mercenaires et autres malandrins, préférez, pour vous-même, passer votre chemin. »

— Cela a l'air ma foi... accueillant, commenta Paulin.

— Cela a surtout l'air louche, précisa Aliénor.

— Boh ! Vous avez même pas encore rencontré le Messire, encore ! Attendez un peu avant de juger !
Vous verrez ; c'est quelque chose qui vous change une vie ! »

Ainsi qu'il fut ÉcritOù les histoires vivent. Découvrez maintenant