6. Cette nuit-là

264 46 23
                                    

Il faisait nuit noire. Et le feu, cette nuit-là, semblait vivant. Certes, la fatigue et l'âge de Paulin, qui n'était alors qu'un enfant, y jouaient pour beaucoup. Mais le fait était là : à ses yeux, le feu paraissait animé d'une vie propre.

Il était affamé, mais pas vorace non plus. En fait, en dépit du manque qui le tiraillait au point de le faire vaciller au moindre coup de vent, le feu prenait tout son temps sur son festin de bûches, lui décrochant des miettes d'écorces rougies et crépitant de son chant unique.
Son odeur, également, façonnait un élément de plus pour l'identité du feu. Douceâtre et épicée, elle criait au danger mais demandait à être aimée.

La mère de Paulin était entrée en trombe, les yeux rongés par les larmes et l'horreur, et son regard se déchargea du poids de l'univers en tombant sur le petit Paulin, obnubilé par ces flammes qui dansaient sur le sol.
Elle l'attrapa par le bras et le tira hors de cette masure en proie des flammes.
Dehors, Paulin comprit quelque chose. Le feu, comme les gens, change en grandissant. Et celui qui ravageait sa maison n'avait plus rien à voir avec le petit feu qui s'était rendu jusqu'aux planches de sa chambre.
L'incendie était gigantesque. L'esprit de Paulin, abreuvé par les histoires des anciens, reconnut ce qui ne pouvait être qu'un Dragon. Quel autre être pouvait recouvrir une maison et la dévorer ? Le village entier était attaqué par ces dragons faits de flammes, hurlant leur craquement avec des gerbes d'étincelles.

Paulin se pressa contre sa mère, qui serra de son bras gauche la tête de son fils contre son ventre. Comme pour lui offrir un réceptacle pour ses pleurs, pour lui rendre l'abri qui l'avait vu naître.
L'autre bras, le droit, serrait un bébé hurlant à pleins poumons contre sa poitrine. La mère et ses deux enfants assistaient, impuissants, à ce qui semblait être la fin absolue de leur monde.

Haut dans le ciel nocturne régnait la Lune. Cette nuit-là, ni Valin ni la Brèche ne se laissaient voir à sa surface. Là où cette pupille maudite siégeait habituellement, il n'y avait qu'un cratère rougeoyant dont la couleur imprégnait l'astre entier. En un mot comme en cent : cette nuit-là montrait une Lune de Sang.
Certains pensaient que Valin ramenait la Brèche au sol afin de revoir ses frères et sœurs Dragons. D'autres racontaient que c'était la Lune elle-même qui rejetait la greffe forcée, et que Valin devrait hisser la Brèche pour retrouver sa place la nuit prochaine.
Paulin n'avait alors entendu aucune de ces deux théories. Et quand une colonne de flammes perça une couche de nuages pour s'écraser sur une bâtisse qui tenait encore debout, et la faire voler en morceaux noirâtres et fumants, Paulin s'imagina que c'était la Lune qui pleurait ses larmes de feu sur la Terre, la bombardant d'une tristesse destructrice.

Sa mère tira de nouveau sur le bras de Paulin, et les trois survivants coururent dans les rues embrasées, criant au secours, appelant à l'aide, priant la clémence d'une quelconque providence.
Une autre larme déchira les cieux et réduisit en cendres éparses une maisonnette déjà condamnée. La mère éprouvée chuta à genoux et serra ses deux enfants contre elle, les couvrant de larmes et de baisers.

Cette pause de tendresse au milieu des feux infernaux redonna à la petite famille le courage de survivre. Le sol trembla de la chute d'un nouvel incendie céleste non loin, et la mère releva Paulin avec un sourire, en lui essuyant une larme de son pouce. Autour d'eux, le monde qu'ils connaissaient brûlait. Mais ils étaient tous les trois à affronter ce cauchemar.
« Tout ira bien. » promit-elle dans un souffle.

Cette promesse tint dans l'air comme un serment protecteur, et Paulin en vint presque à oublier toutes ces flammes et cet enfer.

Le simulacre de sentiment de sécurité fut brisé quand résonna dans les airs un rugissement triomphal. Au cœur des nuages, une gigantesque silhouette ailée brilla du même éclat ravageur que le feu, et fondit avec la vitesse d'un éclair.

La jeune mère se mit à courir, son bébé contre elle et tenant la main de Paulin. Ce dernier scrutait cette créature nitescente à la couleur de lave, que l'on ne devinait que grâce aux nuages qu'elle éclairait.
À courir en regardant en arrière, le jeune Paulin trébucha sur un débris fumant et s'étala. Son bras glissa de l'emprise de la main de sa mère, qui s'arrêta presque aussitôt.

Le monstre volant cracha une boule de flammes qui fusa comme une comète vers le sol.

Paulin regarda sa mère. Cet instant ne dura qu'une seconde, mais s'étira dans le temps.
Elle se tenait droite, faisant face à cette mort tombant du ciel. Et rendit à son fils son regard.

L'instant d'après, le sol avait fait place à un enfer ardent et la mère avait été remplacée par une simple silhouette noire gesticulant dans les flammes. On aurait dit un démon qui dansait.

Quand le corps carbonisé eut disparu dans le brasier, le monstre tomba du ciel et atterrit dans la fournaise. Paulin comprit alors ce qu'était vraiment un Dragon. L'incendie n'en était qu'une pâle copie, mais tout deux partageaient cette faim insatiable, ce besoin irrépressible de tout consumer.

De tous les orifices de son crâne reptilien jaillissait l'enfer. Les vertèbres nues de son corps de squelette arboraient des côtes barbelées, en une cage thoracique où flottaient des organes faits de lave incandescente. Ses grandes ailes osseuses brûlaient comme les rares restes de maisons alentours.

Le Dragon sourit. Ses mâchoires se déformèrent pour dévoiler des rangées anarchiques de dents noires, entre lesquelles dansaient encore le brasier.

Et il prononça ces mots avec la même force destructrice que s'il avait craché ses flammes.

« Tu m'amuses, Paulin. Nous nous reverrons. »

Puis il écarta ses puissantes ailes, et s'en fut dans la nuit.

Cette nuit-là, décidément, Paulin avait tout perdu.

Ainsi qu'il fut ÉcritOù les histoires vivent. Découvrez maintenant