32 : Vers la Solitude

161 24 15
                                    

De lourdes gouttes achevèrent leur interminable chute sur la route de terre battue, qui fondait petit à petit en une boue informe.
Les sabots des trois destriers s'enfoncèrent dans la fange, celle-ci tachant leur robe jusqu'à leurs genoux.

Les quatre aventuriers étaient partis au lever du jour, mais l'averse avait vite couvert le ciel écarlate.

Paulin avait enfin consenti à porter une pièce d'armure, un simple plastron d'acier sur lequel les gouttes ruisselaient comme sur de la roche. Des mailles protégeaient toujours sa chemise et ses chairs, et ses lourdes bottes étaient déjà salies par la boue.

Aliénor également s'était laissée convaincre de s'équiper de protections supplémentaires avant d'affronter le Dernier des Cinq. Un épais jaseran habillait son buste, et une hachette de guerre pendait dans son dos, cliquetant au pas des chevaux.

Méturis, lui, n'avait rien changé. Son fidèle bâton à crécelle était attaché aux flancs de sa monture.
À cause du déluge, il avait permis à Sélénie de se glisser entre son chapeau et sa fraise, dont les diamètres excentriques laissaient au moins un espace pour la fée derrière ses chaînettes d'argent tintantes.

Sélénie, justement, avait gardé ce qui devait être un habit de poupée à sa taille. Il s'agissait d'un déguisement de soldat, dont les pièces en métal lui octroyaient une défense bienvenue ainsi qu'une allure sérieuse.
Le relatif solennel de la tenue, cependant, était compromis par l'attitude de la fée, jouant avec les chaînettes ou avec les plis de la fraise.

Cette fine équipe chevauchait au trot vers l'extrême sud, contournant la forêt d'Opale par l'ouest. Au bord des frontières entre le monde connu et les territoires élémentaux, Ixikriss avait fait sien un bastion ancien oublié de tous.
Si éloigné que le Dragon le nomma Fort Solitude, et s'y installa afin de ne pas être dérangé.

Ce fut Méturis qui, afin de passer le temps exécrable autant que pour mettre en garde ses compagnons, se mit à raconter en premier ce qu'il pensait savoir du Dernier.

« Les légendes concernant Solitude sont nombreuses, commença-t-il.
Il attendit que les deux humains hâtent leurs montures à son niveau pour poursuivre.

— On raconte qu'Ixikriss s'y s'essaierait à l'alchimie et aux sciences occultes afin de copier les pouvoirs de ses aînés. En particulier ceux d'Ovilath. Mais ranimer les morts n'est que le premier d'une longue liste de macabres desseins...

Sélénie, depuis sa loge mobile, rebondit sur le récit du prestre.
— Y'en a même qui disent que les phobogènes sont les résultats d'expériences ratées, et qu'ils seraient faits des chairs fondues des cobayes sacrifiés.

Paulin frissonna en repensant à l'horreur gluante bleutée qui avait dévoré et imité son agneau, à Carmin.

— Je ne pense pas, contredit Aliénor. Le Dernier confectionne volontairement les phobogènes, et cherche même à les améliorer. Je serais plutôt d'avis que, comme tout bon benjamin d'une fratrie, Ixikriss est jaloux de ses frères et sœurs, et souhaite avoir mieux qu'eux.
Or, Valin est vénéré par les fées, Varlok est suivi par les gobelins, et Ovilath commande aux morts. Il est donc logique que le Dernier veuille également un peuple à diriger : d'où la création des changeons.

— Les changeons ? reprit la fée. Boh, personne n'appelle ça comme ça !

— Si si. Changeon, ou changelin. Vous confirmez, vous autres ?

— Jamais entendu, s'excusa Paulin. D'un autre côté, je ne connais d'eux que celui que tu as détruit à Carmin, ajouta-t-il.

— Ils portent sans doute autant de noms que de visages, répondit Méturis. Phobogène, döppler, fils d'Ixikriss... mais changeon, jamais entendu non plus.

Un petit silence enveloppa le groupe, percé par l'averse torrentielle.

— Pourquoi nécessairement fils ? demanda Sélénie.

— Pardon ? s'excusa le prestre.

— Pourquoi fils d'Ixikriss ?

— Pour la phonétique, j'imagine. Le Messire appellerait ça un homéotéleute.

— Boh, on peut trouver mieux et pas genré, tout de même ! Genre, je sais pas, Engeance de la Démence ?

— Ou Enfants du Dément, proposa Aliénor, appréciant l'idée.

— Y a-t-il autre chose à craindre concernant Ixikriss ? recentra Paulin. Hormis le fait qu'il s'agisse d'un Dragon d'une dizaine de toises de long, je veux dire.

— Comme l'a dit Méturis, ce ne sont pas les légendes qui manquent à son sujet, reprit la druidesse. Certains disent qu'à l'instar de ses créations, le Dernier est capable de changer de forme.

— D'autres s'imaginent, poursuivit Méturis, à cause de sa proximité avec les territoires élémentaux, qu'il est capable de maîtriser ces derniers.

— Chez nous, ajouta Sélénie, on a une comptine sur les Cinq. Je vous la traduit vite fait :
le Premier, Valin, est fait d'un Arc-en-ciel,
le Deuxième, Varlok, de feu et d'acier,
la Troisième, Ysgrith de sable brûlant,
de neige gelée et de nuisibles hurlants,
La Quatrième Ovilath est faite d'ossements,
de plumes, de nuit, et de chagrin latent.
Le Dernier Ixikriss est fait de venin,
de griffes, de chitine, de mensonges vilains,
de terribles cauchemars peuplés de monstres sauriens
Mais dans mes bras, mon enfant, tu ne risques rien.

— Ah, oblitus sum : si votre épée, Paulin, vous protège des flammes du Dernier aussi efficacement qu'elle ne vous protégeait de celles de Varlok, Ixikriss risque fort de lancer le combat sur le plan psychologique.
Beaucoup prétendent que l'arme principale du Dernier est le mensonge, mais ils se trompent.
Car Ixikriss n'est jamais aussi dangereux que quand il dit la vérité. Il emploie autant le vrai que le faux, et les tord à sa guise pour manipuler et déstabiliser.
Il sait trouver les failles et les tromperies. Alors, si qui que ce soit a quoi que ce soit à avouer, qu'il ou elle le fasse maintenant. Garder un secret serait comme offrir à l'Agent du Mensonge l'arme de sa propre destruction. »

Les chevaux ralentirent tous d'un pas, chacun des cavaliers dévisageant les autres, dans l'attente d'un aveu.
Personne ne se dévoua. Ce qui, paradoxalement, tissa une pesante atmosphère de suspicion.

Méturis reprit, jetant un regard sévère vers Aliénor, qu'elle seule put apercevoir.
« Si nemo quicquam dicit, quod nihil est dicere. Si personne ne dit rien, c'est qu'il n'y a rien à dire. » traduisit-il en faisant accélérer son cheval, abaissant son chapeau dans un geste courroucé.

La route était encore longue avant Solitude, et la pluie ne semblait pas vouloir s'arrêter un jour.

Ainsi qu'il fut ÉcritOù les histoires vivent. Découvrez maintenant