Une saison en enfer

Le sacrifice de Pénélope

     Perséphone et Pénélope franchirent la cascade ensemble et se retrouvèrent dans un endroit totalement différent de celui qu'elles venaient de quitter. La pièce était sombre au point que l'on ne distinguait même pas les murs. Les seuls meubles visibles étaient une table en bois massif sur laquelle reposait une lampe à huile et treize chaises. Deux d'entre elles étaient vides ; toutes les autres étaient prises par des femmes. Elles se levèrent quand elles virent la Reine entrer. Leurs ombres projetées sur le sol dessinaient des formes étranges.

     -Bonjour à toutes, dit la Déesse d'une voix solennelle. Notre treizième membre est enfin là !

    L'ensemble des femmes lui firent signe : des hochements de tête polis, des sourires entendus, des petits gestes de la main plus amicaux. Elle était embarrassée de recevoir autant d'attention. Elle avait envie de disparaître. D'autant qu'elle ne comprenait pourquoi on la traitait de manière si spéciale. Il y avait parmi elles des déesses ainsi que des mortelles immensément célèbres.

     Athéna, déesse de la guerre et de la sagesse, était vêtue comme sur les représentations que l'on voyait d'elle à la surface : une longue toge blanche couvrait cette femme si chaste, un casque militaire en or lui masquait une partie du visage et la fameuse égide pourvue de la tête de Méduse ornait sa poitrine. Dans sa main droite, une lance. Aphrodite quant à elle, n'avait rien à voir avec ce que Botticelli avait fait d'elle : elle portait une combinaison ample pour masquer sa nudité. Celle-ci était retenue à la taille par sa redoutable ceinture, capable de susciter instantanément le désir. Ses longs cheveux ambrés étaient nattés dans son dos, en prévision des prochains affrontements peut-être. Héra, Artémis et Déméter, la mère de Perséphone, étaient également présentes. Pénélope les compta mentalement et remarqua qu'au total, six déesses siégeaient aux côtés de sept mortelles. Curieusement, la Reine des Enfers avait réussi à réunir dans la même pièce Hélène, Andromaque et Iphigénie. Les deux dernières auraient pourtant dû avoir des griefs contre la première qui était réputée pour avoir déclenché la guerre de Troie, bien qu'elle n'eût pas été responsable de son enlèvement par Pâris. Ariane, Pasiphaé et Antiope, la grande Reine des Amazones complétaient les rangs. Pénélope constituait la dernière pièce du puzzle.

     Après avoir observé chacune d'elles, la jeune femme alla s'installer derrière la chaise qui lui était réservée, aux côtés de sa fidèle amie. Celle-ci, se tenant toujours debout, les bras écartés en signe de bienvenue, déclara le conseil des treize ouvert. Puis elle donna la parole à Pénélope. Les autres femmes s'étant rassises pour l'écouter, elle commença son récit en s'efforçant de prendre un air conquérant :

     « Il y a de cela plus de dix ans, alors que je vivais paisiblement ma vie après la mort dans le champ des bienheureux, un homme m'interpela. Il me raconta des choses sur ma vie passée qui me firent froid dans le dos. Je tentais de n'accorder aucun crédit à ces divagations d'ivrogne mais force était de constater que je ne me souvenais plus de ce que j'avais vécu là-haut et que ce qu'il disait pouvait être tout à fait vrai. Pendant des jours et des nuits, ses paroles me restèrent en tête. Impossible de m'en débarrasser. J'étais obsédée par l'idée de savoir s'il avait dit la vérité. Un jour, je décidai de rendre visite au Seigneur des Lieux et de lui poser la question. Qui d'autre que lui pouvait me donner des réponses ?

     Hadès me rit au nez en entendant mes questions et il me renvoya chez moi en m'accablant de reproches. J'aurais dû avoir honte de remettre en cause la vertu de mon époux et être reconnaissante d'avoir eu sur Terre un mari tel qu'Ulysse. J'aurais cru à tout cela et j'aurais continué à me repentir d'avoir pris les propos d'un homme ivre au sérieux si quelques jours plus tard, je n'avais reçu la visite secrète de la Reine des Enfers.