Sibylle

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     Ses sandales glissaient silencieusement sur le sol pendant que sa main droite la guidait le long du mur rugueux et glacé. Les seuls bruits perceptibles étaient le froissement du tissu de sa longue robe mauve qui lui caressait les mollets et le crépitement du feu de la torche qui éclairait son chemin. Il faisait froid et humide dans ce couloir. Elle frissonna légèrement. Ce corps était trop sensible. Il ressentait tout. Si au début c'était agréable de se sentir à nouveau humaine, elle avait vite fini par se rappeler à quel point cela pouvait être désagréable... de sentir. Elle avait hâte de rentrer chez elle et de se débarrasser de ce fardeau.

      Elle chercha dans la pénombre ces deux yeux grands ouverts qui devaient la guetter elle aussi. Si elle ne s'était pas trompée, c'était bien l'heure et le lieu du retour.

     -Où êtes-vous ? Je suis prête ! dit-elle en s'adressant à l'obscurité d'une voix ferme.

     Soudain, les deux yeux ternes apparurent, sous ce qui semblait être une touffe de fils grisâtres et emmêlés. Elle distingua enfin la petite silhouette qui se tenait au milieu du couloir sombre. Une petite silhouette au dos courbé qui la regardait avancer d'un pas déterminé. Un sifflement inquiétant provenait de la créature : elle respirait avec une extrême difficulté, comme si l'air qui entrait dans ses poumons n'était pas compatible avec eux. La très vieille dame tendit une main décharnée aux ongles longs et noircis et murmura :

     -Viens !

     Elle continua à marcher vers l'apparition et celle-ci lui attrapa le poignet. La main était froide et la poigne serrée.

     Elles longèrent le couloir de pierre. Elle crut sentir que le sol s'inclinait légèrement au fur et à mesure. Ou peut-être était-ce le fruit de son imagination. Parce qu'elle savait où elle se rendait. Un courant d'air frais lui arriva en pleine face. Elle y était presque. L'excitation la gagna, son estomac se tordit : cela faisait si longtemps qu'elle était partie...

     La vielle dame s'arrêta. Elle susurra quelques mots incompréhensibles et deux flambeaux s'allumèrent instantanément, éclairant l'entrée d'une grotte. Une sorte de voile transparent et mouvant en épousait les parois. Sa texture semblait proche de l'eau mais elle ne se reflétait pas dedans. Et il avait beau être transparent, elle ne voyait pas à travers non plus. Elle sourit. C'était là. Enfin !

     Elle se tourna vers la Sibylle et lui demanda :

     -Dois-je simplement passer à travers ?

     La Sibylle lui fit signe que non. Elle fouilla dans ses guenilles et en sortit un poignard. Elle l'échangea contre la torche que tenait la jeune femme et pointa son doigt vers le voile étrange :

     -Tu dois payer le prix pour faire apparaître la porte.

     -Le prix ?

     -Tu ne pourras pas retourner dans le monde des morts avec cette enveloppe. Tu dois t'en débarrasser.

     Serrant les dents, elle se détourna de la vieille femme et observa l'entrée de la grotte. Sur la droite, sous l'un des flambeaux, une sorte de bassin avait été sculpté dans la pierre.

     -Il faut du sang ? demanda-t-elle sans regarder son interlocutrice.

     -Beaucoup de sang, répondit cette dernière en hochant la tête.

     Alors elle avança sans hésitation et, le poignet au-dessus du bassin de pierre, elle trancha violemment sa peau d'un geste brusque. Le sang se déversa rapidement dans l'auge qui le recueillit. La douleur lui fit fermer les yeux mais elle n'émit pas le moindre son. Elle sentait sa tête tourner et son cœur remonter dans sa gorge mais elle ne laissa rien paraître. Une sueur glacée lui coulait sur le front et dans le dos pendant que la substance chaude et poisseuse dégoulinait de son bras.

     Quand elle trouva le courage de rouvrir les yeux, elle assista à un étrange phénomène. Le voile qui barrait l'entrée des Enfers se changeait petit à petit en une porte ouvragée en métal. A certains endroits, des motifs finement travaillés commençaient à apparaître. La porte se nourrissait de son sang. Malgré tout ce qui coulait contre la pierre, il n'y a pas une goutte au fond du récipient. Au bout de quelques minutes, alors qu'une faiblesse générale gagnait tout son corps, la porte se matérialisa intégralement.

     -Voilà, dit-elle nonchalamment en essuyant le poignard sur sa cuisse, laissant une trace brunâtre sur un pan de sa robe.

     Tremblante et vacillante, elle voulut le rendre à la Sibylle qui lui indiqua d'un geste qu'elle devait le garder.

     -Tu en auras encore besoin, déclara-t-elle d'une voix qui résonnait comme une menace contre les parois de la caverne.

     Puis, elle déchira une partie de son habit pour lui faire un bandage. Elle serra bien le tissu pour arrêter l'hémorragie et elle lui fourra quelque chose dans la bouche.

     -Avale ça ma fille, ça te requinquera ! dit la vieille en dévoilant ses dents défraîchies.

     C'était un simple morceau de sucre.

     La Sibylle lui donna également un fourreau dans lequel ranger le poignard et la jeune femme le suspendit à sa ceinture. La sorcière se plaça ensuite devant la porte d'airain et prononça à nouveau des incantations magiques incompréhensibles pour une oreille humaine. Et la porte s'ouvrit.

     -Bon retour chez toi, ajouta-t-elle avec un air d'envie.

     D'un hochement de tête, la jeune femme la remercia et la salua. Mais avant qu'elle ait pu franchir le seuil, la main osseuse la rattrapa pour lui dire une dernière chose :

     -Fais les bons choix ma fille ! L'avenir du monde tel que nous le connaissons dépendra de toi. Ton rôle sera décisif. Laisse-toi guider par la raison et non par ton cœur...

     Elle avait dit cela d'une voix blanche. Ses yeux regardaient dans le vide, comme si elle ne s'était pas adressée à elle et sa main sur son bras coupait la circulation du peu de sang qu'il lui restait. Puis, revenant à elle, la vieille lui jeta un dernier regard et la poussa à travers le voile.

Une saison en enferWhere stories live. Discover now