Chapitre 33 - Dans le pétrin

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La salle circulaire est marbrée de blanc, et l'éclat de globes tamisés suspendus dans le vide vient dispenser une lumière douce qui chasse les ombres. On nous a rassemblées au centre de la pièce, et nous examinons en silence ce qui nous entoure.

Des lits.

Si j'étais d'humeur badine, je dirais que nous sommes un soleil de blancheur dont les couchettes qui nous auréolent forment les rayons. Mais ce que j'éprouve n'est pas de cet ordre, et j'ai davantage le sentiment d'être une proie sans défense encerclée par des archers aux dents étincelantes.

Enfin, la fameuse Méthée fait son apparition : grande, carrée, elle dégage une impression de puissance atemporelle. De derrière ses épaules surgissent soudain des dizaines d'hommes masqués, presque nus, et toujours mutiques et l'expression impénétrable. Quarante-quatre, je présume, tout comme je suppose qu'il y a quarante-quatre couches autour de nous. Je ne les ai pas comptés, mais Berce gère son petit cirque comme un joaillier taille ses pierres les plus précieuses. Je crois reconnaître certains d'entre eux.

Mes violeurs ? Ou seulement ceux de mes camarades, entrevus l'avant-veille ?

Pour ce que ça change...

Sans un mot, tous les hommes vont s'allonger sur l'une des couchette, à plat ventre.

— Chères Appelées ! tonne Méthée d'une voix grave qui m'évoque le tonnerre. Si Témis manie comme personne l'art subtil de rendre fou de désir sans toucher les corps, et si Berce vous a appris à subir les assauts masculins, je vais vous enseigner, moi, le pouvoir franc et salutaire que possèdent vos mains ! Prenez place chacune à côté d'un de ces corps offerts à votre exploration.

En silence, nous nous exécutons. Tous ces hommes se ressemblent, et d'autant plus que de dos leurs visages sont cachés. L'idée que celui que je vais devoir toucher est peut-être l'un de ceux qui m'a fait subir...

Non. Ne pas penser à ça. Ne pas se rappeler.

Penser à Pissenlit, plutôt.

Lui s'est montré gentil et respectueux.

— Commencez par explorer de vos doigts le grain de leur peau, les lignes de leurs muscles, les saillies de leurs os. Arpentez délicatement la peau sensible de leurs crânes, effleurez doucement leurs fesses tendres, glissez lentement le long de leurs jambes, manipulez avec précaution leurs orteils et leurs doigts. Apprenez de quoi se compose un corps, mais apprenez-le par le toucher. Fermez les yeux, et laissez-vous guider par vos sensations.

Les yeux fermés, il est plus facile de m'imaginer ailleurs.

Plus aisé d'imaginer sous mes doigts d'autres corps.

J'oublie tant que faire se peut où je suis et qui je touche, et j'obéis à l'injonction.

Le contact n'est pas désagréable, une fois mise de côté toute autre considération. J'imagine qu'il s'agit d'une peau amie, d'une peau désirée, et l'expérience devient presque plaisante.

Mes mains parcourent ce corps chaud et immobile, doux, la chair ferme résistant aux pressions que j'exerce, le velouté devenant chair de poule lorsque ma caresse devient légère.

Alors, c'est ça, le corps de l'autre ? Difficile soudain de le voir comme une menace, ainsi offert et complaisant. Ce n'est pas l'enveloppe qui menace, qui blesse, qui souille. Ce n'est pas la chair qui s'attaque à l'âme, non. La chair ne s'attaque qu'à la chair, mais c'est l'âme qui plante ses crocs venimeux dans l'âme de sa victime.

Dénués de leur violence, nos bourreaux ne sont plus des bourreaux.

On peut donc être et ne pas être.

La Montagne DécapitéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant