Chapitre 13 - Dipe

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— Monseigneur Dipe Goujak, baronnet de Verval !

Le vieillard s'avance à l'annonce de son nom. Fier, droit, il affronte avec dignité le regard des courtisans, passant sous le menton du héraut perché sur sa chaire, entre les haches de guerre des sentinelles qui encadrent la porte, foulant pas à pas le long tapis rouge de l'entrée cérémonielle qui traverse la monumentale salle du trône, dont les colonnades en quinconce rendent les limites imperceptibles, conférant à l'endroit une dimension onirique effrayante.

Comme dans mon cauchemar.

Il avance pas à pas, noblement, régulièrement, s'efforçant de masquer son trouble, sa fatigue, sa nervosité.

Sa peur.

Hier soir, sa nièce a rencontré l'Empereur. Elle a emprunté le même itinéraire sous les yeux lubriques de cet aréopage de sanguinaires et de privilégiés.

Elle a tremblé, sans doute, devant cette foule intimidante. Elle a frémi à l'idée de rencontrer Lokar Le Magnifique, trente-troisième Empereur de la lignée du Cercle de Fer.

Comme lui à présent.

Il la connaît, sa petite Olympe, sa chère enfant. Elle aura su garder la tête haute et marcher d'une allure maîtrisée.

La beauté et la force de sa mère.

L'instinct et l'intelligence de son père.

Et les traits de Julia sous l'œil concupiscent de ces mâles oisifs et avinés.

Surtout, ne pas grimacer de dégoût. Ne pas montrer ses émotions. Garder le masque de cour.

Le masque face à l'usurpateur.

Un pas après l'autre, la distance se réduit entre Dipe et le trône, où il distingue désormais l'Empereur assis en majesté, surplombant tout le monde dans la salle par l'habile conjugaison d'une estrade, de marches et d'un trône imposant.

Mais il n'en demeure pas moins un homme, avec ses forces et ses faiblesses.

Et sa mortalité.

Tenir bon. S'en tenir au plan.

Pour Olympe, pour Minella, pour Romik.

Pour Julia.

Résonnant sous la voûte minérale traversée de courants d'air glacés et se perdant dans les ombres d'un plafond qu'il n'aperçoit pas, un air de musique fait un bruit de fond qui installe une atmosphère civilisée et raffinée, mais Dipe ne s'y trompe pas. Il a beau avoir passé une bonne partie de sa vie dans le Levant, il sait très bien quelles obscurités règnent sur les contrées où le soleil monte se coucher. Il sait que malgré l'or et le luxe, la nuit regorge de créatures assoiffées de sang, plus bestiales qu'humaines sous leurs traits policés.

Et l'éclat avide qui luit sur les trognes avinées de la petite noblesse altisienne qui végète dans le parterre ne le trompe guère : qu'il tombe, et la curée sera sonnée.

Et si Olympe tombe...

Il n'ose y penser.

Parvenu sur l'estrade d'honneur, il met un genou à terre et ploie l'échine devant son monarque. Puis, sans effort apparent, il se redresse pour faire face au maître du Cercle de Fer.

De près, la couronne paraît trop pesante pour une tête humaine, mais la richesse de son sertissement de pierres précieuses impose le respect. En revanche, la vision du sceptre est presque insupportable : il connaît ce corps supplicié, il sait ces petits écrasés par l'oppression, et il n'ignore rien de cette féminité transpercée par la brute virilité d'une épée conquérante.

La Montagne DécapitéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant