Chapitre 10 - Femme du monde

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Des larvules.

De grosses larvules brûlantes.

Des larvules baveuses, brûlantes et pressantes.

C'est tout à fait la sensation que j'ai, dans mon dos, à imaginer les centaines de regards d'hommes peser contre moi depuis la fosse.

Et ça me répugne.

Exactement comme ce pauvre Sans-tête que ses camarades avaient ramené des marais sur un brancard de fortune, gémissant et couvert de brûlures suintantes. J'avais regardé le cortège passer avec une fascination écœurée, mon cerveau imprimant les cris de douleur, l'odeur de la putréfaction en marche, son visage déformé par la souffrance.

Il n'avait pas passé la nuit à cause de l'action létale du poison de ces créatures effroyables.

Je réprime un frisson d'horreur à ce souvenir terrible.

Je sais ce dont les garçons sont capables. Avec les filles, nous en avons parlé plus d'une fois. Mais nous en parlions comme on évoque les monstres au coin du feu dans les trop longues soirées d'hiver.

Et souvent avec un frisson d'excitation, comme s'il y avait, tapi au creux de l'angoisse, quelque chose de l'ordre de l'aventure, du sel de la vie.

Mais ici, tétanisée au pied du trône impérial, je n'éprouve que dégoût à faire l'expérience de ces yeux lubriques rampant sur nos peaux.

Sur ma peau.

Pour le coup, j'ai presque une pensée reconnaissante pour Sety et Berce, qui nous ont intimé l'ordre de nous asseoir face à l'estrade plutôt qu'à la foule.

Presque.

Parce que le cérémonial et le discours sont intimidants, et je ne peux m'empêcher de revenir sans cesse à ce sceptre révulsant et captivant à la fois ; je ne me détache d'ailleurs de sa violence implacable que pour accrocher le visage dur et impressionnant de l'Empereur. Je l'observe malgré moi tandis qu'il contemple ses sujets en liesse.

Tout un peuple viril et joyeux célébrant un grand moment de fête.

Et nous au milieu.

Tout à coup, les violes, les tambours et les trompes se mettent à résonner de nouveau, transformant le vacarme en un bal policé. Des armées de Sans-têtes pénètrent dans la grande salle en transportant des tables couvertes de nappes rouges et or garnies de plats d'argent regorgeant de victuailles, et le banquet en marche est salué par des vivats réitérés avant d'être étouffés par la nourriture voracement engouffrée.

Je réalise alors que je meurs de faim.

Des hommes en tenue d'apparat montent sur l'estrade depuis des portes sculptées que je n'avais pas remarquées sur les côtés de l'estrade. La plupart sont de l'âge de l'Empereur, mais quelques-uns sont plus vieux ou plus jeunes. Ils ont les yeux qui brillent et dévisagent chacune d'entre nous, nous détaillant du coin de l'œil avec un sourire qui me glace et me coupe l'appétit. Ils viennent se positionner aux pieds de l'Empereur, face à nous.

Ils sont quarante-cinq.

Comme nous.

Un pour chacune d'entre nous.

Je pense soudain que cinq hommes, quelque part à Altis, auraient dû être là. Et cinq autres Appelées.

Je tourne discrètement la tête pour repérer la brune de tout à l'heure. Nos regards se croisent un instant, et je sens comme un courant passer. Une connivence.

La Montagne DécapitéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant