Prologue : Le Jour de la Brèche

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Il était une fois une terre prospère où tous les peuples jouissaient de mille richesses. En ces temps-ci, le ciel brillait encore de son éclat azur, dans les champs fleurissaient des épis aux couleurs d'or, et la lune d'Opale gouvernait encore la nuit.

Nombreux sont ces gens qui auraient tout donné pour faire partie des anciens, ayant connu ces temps révolus, et y ayant jadis vécu en paix.
Seulement, les anciens auraient également tout donné pour oublier ce jour maudit qui défigura à jamais le monde. Et, ne pouvant purger leurs propres mémoires des cauchemars que provoqua le Jour de la Brèche, ils n'eurent mieux à faire que de conter les horreurs de ce jour à ceux qui leur demandaient les souvenirs d'un autrefois heureux.

Le soleil baignait plaines et vallées des rayons chatoyants propres à ce temps.
Les cloches des villes se mirent à sonner, à l'unisson, les douze coups de midi. C'est lors du dernier d'entre eux que le monde trembla.
Pareille à une frappe d'orage déchirant la réalité, la Brèche naquit au sein des montagnes de l'Ouest, s'y creusant un berceau d'éclats de roches noircies.

Les tours les plus hautes s'effondrèrent, les murs les plus solides se disloquèrent, et les cœurs les plus courageux se laissèrent corrompre par la crainte.
Les yeux de tous ; pauvres et riches, sages et fous, prêtres et lais, se rivèrent sur ce disque de néant d'où jaillirent mille éclairs aux couleurs de la nuit.

Aussitôt, une impure pulsation déferla sur le monde, faisant pourrir la chair et flétrissant les âmes. Une âpre pluie empoisonna les terres.
Nombreux tombèrent malade. Plus encore devinrent fous.

Les prêtres tentèrent de soigner les infectés de cette malédiction, en vain. Le temps s'écoula, et les tocsins retentirent pour annoncer la première heure.

Tous les regards se joignirent à nouveau vers la Brèche.
Comme la pluie se fanait et que le soleil était encore masqué par un manteau de nues, un timide arc-en-ciel s'élançait comme une arche vacillante au dessus de la Brèche.
Alors, le premier Dragon fit irruption en notre monde. Le long corps blême et tortueux de Valin, Premier des Cinq, avatar de la Souffrance et Iris Omniscient, émergea du néant, et enroula par trois fois le disque noir qui l'avait fait naître. Quand sa gueule se referma sur sa queue, la chair pâle de son ventre en contact avec le sombre portail s'infusa de ténèbres, tandis que les blanches écailles de son dos avalèrent l'arc-en-ciel, et le corrompirent en le mêlant à sa noirceur. Tout comme des aquarelles plongées dans une eau sale, les couleurs se diluèrent en un ersatz corrompu de ce qu'avait été l'arc en ciel.

L'heure passa dans un silence pesant.
Les campaniles sonnèrent enfin la deuxième heure, et de nouveau le monde retint son souffle.
Annoncé par un orchestre de rugissements vainqueurs, le dragon Varlok, Second des Cinq, avatar de la Guerre et Conquérant d'Or, sortit de la Brèche d'une démarche triomphante et solennelle. Son corps draconique ne semblait être fait que d'un torrent de flammes contenu dans une armure d'acier. La bête prit son envol et rugit à nouveau, et son hurlement résonna de longs moments comme la note finale de son orchestre.
Dès lors, Varlok survola les bourgs les plus proches de la Brèche, et entreprit d'abattre sur eux une tempête de haine et de flammes.

En une heure, le Dragon de la Guerre avait réduit cinq villes en cendres fumantes.
Sonnèrent alors à l'unisson tous les beffrois, par trois fois.
Les humains se demandèrent si cela s'arrêterait un jour, où même s'ils vivraient assez longtemps pour connaître le lendemain.

Ce fut au tour du dragon Ysgrith, Troisième des Cinq, avatar de la Misère et Porteuse des Ruines, d'offrir sa malédiction au monde. Elle jaillit sous la forme d'un essaim noirâtre du portail. Le nuage de vermines se condensa et dessina la silhouette d'un reptile ailé, puis déploya ses grandes ailes décharnées en une posture imposante.
Si le souffle de la Guerre était une langue de flammes carbonisante, celui de la Famine fut constitué d'une rafale des vermines volantes dont elle était faite, qui fondit sur les champs et dans les vergers pour pourrir et dévorer toutes les récoltes. Les rares fous encore à l'extérieur des villes subirent également l'assaut des nuées, qui ne laissèrent derrière elles que des os propres sur une terre flétrie.

Nul ne voulut sonner les cloches pour annoncer la quatrième heure. Alors elles jouèrent d'elles-mêmes, annonçant l'arrivée du fléau du même nombre.
Le dragon Ovilath, Quatrième des Cinq, avatar de la Mort et au Linceul de Deuil, traversa le portail et sembla lui arracher un fin voile de matière noire qui couvrit son corps spectral.
Elle n'eut même pas à rugir ni à se mouvoir d'un pouce pour que les morts du monde ne s'animent. De tous les cimetières, de toutes les cryptes, et même depuis les catacombes des plus grandes cités, les cadavres déambulèrent lentement, sans un souvenir de ce qu'ils étaient auparavant, et prirent les routes qui menaient à la Brèche et à leur nouvelle Seigneuresse. Les soldats et gardes témoins du phénomène qui s'attaquèrent aux machabées découvrirent avec effroi que l'on ne pouvait tuer un mort, et laissèrent finalement ce funèbre cortège migrer vers Ovilath.

Craignant un autre fléau, nombreuses furent les villes qui détruisirent leurs propres cloches afin d'empêcher une autre malédiction de s'introduire dans leur monde.
Le cinquième glas résonna tout de même, à travers la surface noire de la Brèche. Et le dernier Dragon sortit.
Ixikriss, Cinq des Cinq, avatar de la Peur et Agent du Mensonge, passa le voile de son Monde pour pénétrer dans le nôtre. Il considéra avidement, de ses grappes d'yeux gourmands, son nouveau terrain de jeu. Puis il éclata d'un rire frénétique et grinçant, qui se fit entendre sur toute la surface du monde, promettant peines et souffrances aux mortels.

Puis la Brèche, bordée par Valin, s'éleva, lentement, vers le ciel vespéral. La Lune d'Opale scintillait faiblement dans les cieux, souveraine de la nuit.
Le dragon à l'arc-en-ciel corrompu s'accrocha à la Lune. Là-bas, le noir de la Brèche forma une pupille, les couleurs de Valin formèrent un iris, et l'opalin de la Lune compléta le tableau d'un œil démoniaque, tyran nocturne, posant son regard sur le monde dès le coucher du soleil.

Telle est l'histoire que ressassent les anciens, afin de partager de leurs mots les maux qui étaient les leurs.
Tel est le récit du Jour de la Brèche, qu'un siècle d'Histoire sous le joug draconique ne put effacer.

Tel est le récit du Jour de la Brèche, qu'un siècle d'Histoire sous le joug draconique ne put effacer

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