12.1. Affaire de famille - Ah, le mariage

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18 janvier 1868

Aaron était bel homme, je crois l'avoir déjà dit plus haut. Au palais, l'on ne comptait plus les cœurs épris de ce visage un peu trop séduisant, ni les sourires enfiévrés dans l'espoir d'attirer son attention. Les jeunes filles bonnes à marier s'arrangeaient pour se trouver sur son chemin, au grand dam des mères de famille qui n'auraient pas souhaité un tel gendre pour un empire. Non, l'on ne pouvait cacher qu'Aaron Niel était de nature agréable à regarder, et les dames de la maison d'Eugénie ne s'y trompaient pas. La première dame d'honneur, la duchesse de Bassano, avait été sa maîtresse pendant plus d'un an, avant de mourir d'on ne savait trop quoi, là-bas, dans son château en Belgique. Mais qu'à cela ne tienne. La duchesse Colonna-Walewski avait pris le relai, trop heureuse de prouver au reste de la Cour que ses quarante ans savaient encore susciter les ardeurs masculines – bien qu'Aaron voulût rester discret sur ses conquêtes. Enivrée d'orgueil, rassurée sur ses charmes, elle aurait confié le ciel et la terre au jeune homme qui avait bien voulu lui tourner autour. Aaron s'était montré raisonnable, et n'avait demandé que peu de choses. Ainsi les secrets de l'impératrice avaient-ils transvasé du cœur bouillonnant de la duchesse à l'esprit diabolique de l'intrigant. Un baiser, deux caresses et trois promesses plus tard, Aaron grimpait quatre à quatre l'escalier de l'hôtel particulier des Niel. Il aurait le temps de faire un brin de toilette avant de passer par Montmartre.

— Aaron. Venez ici.

Il s'arrêta sur un crissement de marche. Son père était rentré plus tôt de sa dernière visite d'il ne savait plus quelle garnison. A moins qu'il ne fût passé par Saint-Cyr-l'Ecole. Le vieux maréchal affectionnait tout particulièrement ces vieux bâtiments qui avaient abrité ses jeunes années fougueuses, pleines d'un idéal guerrier et catholique. Il fit la grimace, redescendit de trois pas réticents et s'arrêta sur le pas du bureau qui exhalait la douce odeur du cigare.

— Monsieur ?

— Asseyez-vous, Aaron.

Il ne protesta pas et obéit. Le combat était sur le point de commencer. Face à lui, le maréchal Niel tirait sur son cigare du Chili, détendu et le visage impassible mais ouvert.

— L'empereur classe l'affaire du Luxembourg sans suite.

— Une autre intervention de votre part ?

— En partie. L'évasion mystérieuse de ce Gustave Lemaitre des bas-fonds des Tuileries a provoqué la colère de Napoléon III.

— Il fallait mieux garder ses prisonniers.

— Aaron.

Le prénom ne claqua pas dans l'air chaud du bureau, il ne gifla pas les oreilles du jeune homme. Le maréchal lui-même était parfaitement calme. Mais Aaron comprit, et ne dit plus rien. Adolphe Niel soupira puis se leva pour faire les cent pas.

— J'ai cru comprendre que vous aviez fait quelques rencontres au palais, ces derniers temps.

Il se crispa. Que savait donc le maréchal, et qu'insinuait-il ? La pensée d'Anne, si jolie dans sa robe ce soir-là de Noël, effleura son esprit.

— Je n'ai pas parlé avec le geôlier lors de ma promenade nocturne.

— Je parlais d'Anne Baraguey d'Hilliers.

Touché, songea Aaron en fermant les yeux. Son père faisait sans cesse preuve de délicatesse, mais ne manquait jamais sa cible.

— Comment avez-vous eu vent de cette histoire ?

— La Cour se montre trop friande de vos succès sentimentaux. Par ailleurs, j'ose espérer que votre aventure avec la duchesse Colonna-Walewski sera sans lendemain.

Dans l'ombre du Second EmpireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant